— Ils ont des caméras de sécurité, reprit Bompart. Ils vont essayer de trouver des images.
— Super. J’ai besoin que tu me rendes un service.
— Tire pas trop sur la corde.
— C’est du sérieux. Tu pourrais contacter notre agent de liaison à Sofia ?
— Tu me prends pour une agence de tourisme ou quoi ?
Il lui révéla qu’il avait découvert le portrait d’Émiliya parmi les esquisses du mystérieux artiste des bas-fonds.
— Qu’est-ce qu’elle en dit ?
— D’après toi ? Elle est en vacances à Varna avec Thaddée. J’ai même pas pu lui poser la question.
— Vous commencez à m’emmerder tous les deux.
— Tu peux mettre un flic sur le coup ou non ?
— Je vais voir, mais ça m’étonnerait. À tout casser, on doit avoir un seul agent à Sofia. Il va pas aller jouer les gardes du corps sur la mer Noire…
— Tiens-moi au courant. Je ne sais pas vraiment si je dois m’inquiéter.
— Concentre-toi sur ton enquête. Je te rappelle quand j’ai du nouveau.
Bompart possédait une sorte de super-pouvoir : elle était la seule capable, en un simple coup de fil, de lui redonner confiance et énergie. Il but une gorgée de café, fit craquer ses doigts et prit une inspiration avant d’attaquer sa fameuse synthèse.
Là-dessus, il s’endormit comme une pierre.
— J’te réveille ?
La voix ricanante de Ludo.
— Quoi ?
— Je te demande si je te réveille.
Corso se frotta le visage et regarda sa montre : 17 h 15. Putain, il s’était endormi d’un coup, tête la première sur ses notes. Il devait avoir le pli de la reliure de son cahier en travers du visage. Bravo la police .
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? essaya-t-il de se défendre.
— Je sais pas, gloussa Ludo. La voix, et aussi le fait que ça fait trois fois que je t’appelle et deux fois que je frappe à ta porte. On a même cru que tu t’étais cassé en douce.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il avec mauvaise humeur. Du nouveau ?
Ludo marqua un temps, comme un acteur avant sa grande tirade :
— J’ai retrouvé les amants de Miss Velvet.
— Tous ?
— Tous. Mais y a un problème.
— Quel problème ?
— Ils sont morts.
Les mots parvenaient à la conscience de Corso mais ils peinaient à faire sens. Il chercha machinalement une cigarette et ouvrit la fenêtre.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est tout simple, la liste des amants d’Hélène Desmora, c’est la rubrique nécrologique.
Corso tira une taffe, ou plutôt il l’arracha, sentant aussitôt sa gorge brûler.
— Tu veux dire qu’ils ont été assassinés ?
Ludo eut un rire cynique.
— Je me suis mal exprimé. Si on se fie au journal intime, ils étaient déjà morts quand Hélène a couché avec eux. En fait, ils venaient de mourir. Tout porte à croire que ses « fameuses nuits d’amour » se sont déroulées dans les morgues de Paris et des alentours.
De mieux en mieux . Mais il fallait encore vérifier. On était en train de parler d’une strip-teaseuse qui se glissait dans les instituts médico-légaux et les chambres froides en quête d’amants. Dur à avaler. Mais il lui revint qu’elle avait été arrêtée dans sa jeunesse pour une histoire de profanation de cimetières. Une mise en jambes ?
— Pas de similitudes entre les morts ?
— Aucune. On a un AVC, un cancer, un traumatisme crânien suite à un accident de moto… J’ai passé quelques coups de fil et il ressort qu’Hélène les aimait jeunes — aucun d’entre eux n’avait au-delà de la trentaine — et relativement bien préservés, si on peut dire…
Corso réalisa que le temps dehors avait tourné. Par sa lucarne, la pluie, la grisaille étaient revenues. Il frissonna, sans savoir si la sensation était douce ou lugubre. En moins de deux heures, l’été s’était retiré du paysage comme la mer sur un banc de sable.
— Continue là-dessus, ordonna-t-il, sans être convaincu que cette déviance ait le moindre rapport avec l’assassin.
Il raccrocha et partit se faire un café. Les couloirs avaient repris un semblant d’activité. En regardant le liquide brun couler dans le gobelet, il se demanda s’il n’était pas en train de vieillir prématurément — une nuit blanche, et voilà qu’il s’écroulait sur son bureau.
De retour dans son bureau, il croisa Barbie, des listings à la main. Toujours bon signe…
— T’as un truc ?
Elle brandit sa liasse.
— J’me suis procuré ses relevés bancaires.
Le miracle Barbie fonctionnait aussi le dimanche.
— Côté dépenses, enchaîna-t-elle, ça raconte pas grand-chose. En revanche, j’ai remarqué un détail : elle tirait cinquante euros de cash, au même distributeur automatique, chaque jeudi ou presque, entre 16 h 50 et 16 h 55.
— Dans son quartier ?
— Non, à Bastille. Le Crédit Lyonnais au début du boulevard Richard-Lenoir, à l’angle avec la rue Amelot.
— Un rencard avec un dealer ?
— J’y ai pensé mais personne ne va acheter sa drogue à heures fixes. Je penche plutôt pour un psy.
C’était aussi son idée mais il ne voulait pas avoir l’air d’un névrosé qui connaît bien ce genre de petites galères : trouver du liquide avant d’aller vider ses tripes dans le cabinet d’un psychanalyste.
— T’as cherché dans le coin ?
— Y en a une au 2, rue Amelot. Ma main à couper que c’est elle qu’Hélène Desmora allait voir.
Peu de chances de trouver la praticienne à son cabinet un dimanche, mais Corso pressentait que Barbie était allée plus loin.
— J’ai son adresse personnelle, confirma-t-elle. Un coup de bol, la fille s’appelle Ianja Rajaonarimanana. Elle est d’origine malgache. Inutile de te dire qu’il y en a pas des masses dans l’annuaire.
— Où elle crèche ?
Barbie lui tendit un Post-it.
— Au 11-13-15 de la rue Mercœur, dans le XI e arrondissement. Elle est perpendiculaire au…
— Je connais. T’as d’autres infos sur elle ?
— Nada . Même pas un PV. Par contre, son nom figure sur la liste des experts du TGI de Créteil.
La jouer pianissimo . La psy saurait qui appeler pour le faire virer de chez elle.
— J’y vais.
— Je viens avec toi.
— Non. Continue de gratter ici.
— Sur quoi ?
— Les foyers qui ont accueilli les deux victimes. Essaie de voir si elles n’ont pas gardé des contacts avec d’autres mômes de l’Aide sociale. Creuse aussi du côté du Squonk, le passé de l’immeuble.
— Attends.
Elle fila dans son bureau et revint quelques secondes plus tard, à la manière d’une petite souris osseuse. Corso en profita pour attraper son blouson.
— Tiens. Pour te chauffer avant de voir la psy.
C’était le PV d’audition d’Hélène Desmora, daté du 21 juin 2004, après son arrestation dans un cimetière de la banlieue de Lyon. Pas de quoi fouetter un canard : à 17 ans, elle avait tenté de desceller la tombe d’un jeune homme inhumé la veille avant d’être surprise par le gardien. Fin du drame. Étant mineure, elle avait évité les ennuis sérieux. Corso feuilleta les pages pour voir si on citait des complices — et, pourquoi pas, Sophie Sereys elle-même. Personne à l’horizon.
— T’as parlé avec Ludo ? demanda-t-il.
— Non.
— Vois-le, ça va t’éclairer sur cette première arrestation.
Il la salua d’un sourire.
— J’me fais la psy et je vous rejoins ici.
Une poignée d’immeubles massifs en briques rouges, agrémentés de balcons blancs, comme ceux qu’on voit sur les boulevards qui ceinturent Paris. Des petites cités entièrement cuites au four, qui fleuraient bon les rêves d’avant-guerre de vie collective et d’hygiène rigoureuse — de l’air, de l’eau courante et des jardins en ciment pour vivre ensemble.
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