Jean-Christophe Grangé - La Terre des morts

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Quand le commandant Corso est chargé d'enquêter sur une série de meurtres de strip-teaseuses, il pense avoir affaire à une traque criminelle classique.
Il a tort : c'est d'un duel qu'il s'agit. Un combat à mort avec son principal suspect, Philippe Sobieski, peintre, débauché, assassin.
Mais ce duel est bien plus encore : une plongée dans les méandres du porno, du bondage et de la perversité sous toutes ses formes. Un vertige noir dans lequel Corso se perdra lui-même, apprenant à ses dépens qu'un assassin peut en cacher un autre, et que la réalité d'un flic peut totalement basculer, surtout quand il s'agit de la jouissance par le Mal.

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Tout le monde s’attabla à la célèbre terrasse, au coin de la rue du Petit-Pont et du quai Saint-Michel, face à la cathédrale dont les sommets se découpaient au couteau sur le ciel. Les quatre corbeaux commandèrent et, durant quelques instants, savourèrent le soleil, oubliant le bain de sang dans lequel ils pataugeaient.

— Bon, attaqua Corso. Qui commence ?

Ludo s’y colla de bonne grâce :

— Coscas, le légiste, n’a rien trouvé de neuf. Je veux dire, par rapport au corps de Nina. Mêmes blessures, même technique de strangulation, même arme pour les mutilations.

— C’est-à-dire ?

Ludo fit la grimace et attrapa un morceau de pain dans la corbeille.

— Il n’en a aucune idée. Un couteau de chasse, ou de cuisine. Pas de cran. Une épaisseur de plusieurs millimètres, difficile à évaluer parce que le tueur s’est acharné sur chaque plaie. On aura son rapport dans la journée.

— L’heure du meurtre ?

— Approximativement entre 22 heures et 1 heure du matin, dans la nuit de vendredi à samedi. Mais si on compte l’agonie, la séance a dû durer au moins cinq heures…

Il y eut un bref silence. Même pour ces flics chevronnés, le supplice d’Hélène était une évocation pénible.

— Les mutilations ? reprit Corso en fixant toujours Ludo.

Le soleil auréolait sa chevelure crépue et passait un pinceau doré sur sa nuque à l’oblique (à cause de sa position voûtée et de son long cou, on l’appelait parfois le « Dromadaire »).

— Exactement les mêmes, j’te dis. Toutefois, Coscas a remarqué un détail, des marques sur les tempes.

— Qui signifieraient ?

— Il en est pas sûr à 100 %, mais la victime aurait pu avoir la tête coincée dans un étau.

— Tu veux dire : tout en ayant le cou ligaturé par ses sous-vêtements ?

— C’est l’hypothèse de Coscas. Le tueur se serait servi de ce truc pour la maintenir de profil sur un étal de boucher, quelque chose de ce genre. Il a relevé des échardes sur l’épaule, la hanche, la cuisse, toujours du côté gauche.

Les plats arrivèrent. En réalité, la même omelette-salade, multipliée par quatre. Seule fantaisie, la boisson : verre de rouge pour Stock, bière pour Ludo, Coca Zéro pour Corso et Barbie.

Les voix se turent, relayées par les cliquetis de fourchettes, qui évoquaient un minuscule duel d’épées.

— La cause de la mort ?

— Elle s’est étouffée en forçant sur ses liens. Comme Nina.

— Les yeux ?

— Injectés aussi. Ses mouvements ont précipité sa circulation crânienne au bord des paupières. Elle s’étouffait pendant que le sang lui sortait des yeux.

Des larmes de sang . Voilà une image qui devait faire bander le bourreau du Squonk.

— Sur le corps lui-même ? Pas de signes particuliers ?

— Des tatouages en veux-tu, en voilà.

Ludo sortit son carnet. Pour les blessures, il travaillait de mémoire ; pour les tatouages, il lui fallait ses notes.

— Dans le désordre : un tiki polynésien dans le cou, un mandala sur l’épaule droite, une horloge et des roses sur la hanche (me demandez pas pourquoi), le logo du groupe Nine Inch Nails…

— Des nouvelles de l’IJ ? coupa Corso.

— Ils ont paluché le corps, les nœuds, les sous-vêtements, pas une empreinte.

— Les fragments ADN ?

— On attend les résultats.

Corso s’adressa à Stock qui venait de commander un autre ballon :

— Et toi, Kaminski, les filles, le porte-à-porte ?

Elle éclata de rire — avec son physique d’ogresse, elle avait un côté terrifiant mais aussi chaleureux, comique. Dans l’éclat du soleil, la ressemblance parut évidente à Corso. Elle était Madame Shrek .

— Kaminski est au bord du suicide. Enfin, c’est ce qu’il dit… Mais difficile de l’imaginer impliqué dans tout ça. J’ai été voir aussi les collègues de Miss Velvet, elles sont terrifiées et pas près de sortir de chez elles.

— Elles t’ont parlé d’Hélène ?

— Elles ont confirmé ce qu’on sait déjà : une punkette romantique, toujours fatiguée et assez fragile.

— Fragile comment ?

Stock haussa les épaules. Elle consultait en parlant un petit bloc Rhodia qui entre ses paluches ne semblait pas plus gros qu’un timbre-poste.

— Rien à voir en tout cas avec Sophie, qui était une battante. Hélène naviguait à vue et avait un vrai profil de strip-teaseuse.

— C’est quoi le « profil d’une strip-teaseuse » ?

— Rien dans la tête, tout dans le cul.

De tous ses gars, le plus misogyne était Stock — et c’était une femme.

— Elle michetonnait ?

— Ça m’étonnerait pas, mais faut creuser.

— Du porno ?

— Possible aussi.

— Ses potes ?

— Pas de problème pour trouver ces gugusses après minuit, des gratteux obscurs, des squatteurs-dealers, toute une bande de marginaux fichés à la boîte…

— Des suspects là-dedans ?

— Non. Du menu fretin.

Son ballon arriva. La culturiste prit le temps d’en boire une gorgée avec délectation, comme si elle savourait un nectar, et fit claquer sa langue.

— Les mecs ne la voyaient qu’à la tombée de la nuit. La journée, à mon avis, elle flemmardait chez elle à fumer des joints.

Corso se souvint que Barbie le matin avait sa tête des bons scoops :

— Et toi ?

— J’ai décroché des infos sur le passé d’Hélène Desmora. Côté Aide sociale à l’enfance.

— Comment t’as fait ?

— À ton avis ? J’ai couché.

— Sérieusement.

— Je me suis démerdée. Bref, le scoop, c’est que Sophie Sereys et Hélène Desmora se connaissent depuis l’âge de 9 et 7 ans.

— Quoi ?

— Quand j’ai consulté le dossier d’Hélène, j’en ai profité pour jeter un coup d’œil sur celui de Sophie. Elles étaient dans le même foyer, près de Pontarlier, en 1993. À partir de là, elles sont devenues inséparables et les agents sociaux ont tout fait pour les laisser ensemble.

Barbie avait allumé son ordinateur portable. Elle cliqua sur son clavier et chaussa ses lunettes. Corso sentit une onde de chaleur dans l’entrejambe. L’institutrice à lunettes, c’était vraiment le cliché le plus banal du petit pervers.

— Pour l’instant, j’ai les noms des foyers où elles sont passées. Les familles d’accueil, c’est plus compliqué. Je les aurai d’ici demain soir. J’ai parlé à des éducateurs mais les faits sont trop anciens. En tout cas, d’après mes infos, les filles ont fini leurs études en Franche-Comté, des BTS à la con, et elles sont montées à Paris ensemble. Elles voulaient être danseuses, elles sont devenues strip-teaseuses.

Corso comprenait que ces deux filles étaient sans doute des « sœurs de cœur ». Pourtant, jamais cette info n’avait transpiré dans les auditions. Elles cachaient ce lien d’amitié à leurs collègues. Pourquoi ?

— Sinon, reprit Barbie, le dossier mentionne aussi des emmerdes avec la justice.

— C’est maintenant que tu le dis ?

— T’affole pas. Hélène était mineure et tout ça est oublié depuis longtemps.

— Quels délits ?

— Vandalisme, bagarres, profanation de cimetières, mendicité. Des conneries de punk à chien. À l’heure de sa mort, elle avait pas de casier.

Corso baissa les yeux : il n’avait pas touché à son assiette. L’angoisse, le manque de sommeil… À quoi s’ajoutaient le soleil, la chaleur, le bruit des couverts, le grondement des voitures, tout ce qui pouvait passer pour le plaisir d’une terrasse à Paris en été le rendait soudain malade. Il avait maintenant envie d’en finir :

— Et les fadettes ?

— Je viens de les recevoir. Pas eu le temps encore de les analyser mais ses coups de fil s’arrêtent aux environs de 13 h 30. Ensuite, elle n’a plus répondu.

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