Le commissaire Matthews et l’inspecteur LaGuerta arrivèrent peu après et, quand ils purent enfin prendre la relève, je commençai à me détendre un peu. Mais alors même que je pouvais bouger et toucher ce que je voulais, je m’assis simplement pour réfléchir. Et les pensées qui me vinrent à l’esprit étaient plutôt déconcertantes.
Pourquoi l’installation dans le placard suscitait-elle un écho en moi ?
À moins de succomber à nouveau à la confusion mentale qui s’était emparée de moi plus tôt dans la journée et de me persuader que c’en était moi l’auteur, pourquoi cette scène m’était-elle apparue si délicieusement juste ? Bien sûr que je n’en étais pas l’auteur. J’avais déjà honte de l’ineptie d’une telle hypothèse. « Bou ! », en effet… Ça ne valait même pas la peine d’en rire. C’était ridicule.
Alors… pourquoi cet écho en moi ?
Je soupirai. J’éprouvais encore une nouvelle émotion : une grande confusion. Je n’avais aucune idée de ce qui était en train de se passer, si ce n’est que, d’une façon ou d’une autre, j’y étais mêlé. Ce n’était pas en soi une découverte révolutionnaire, étant donné qu’elle rejoignait toutes les conclusions de mes analyses précédentes. Si j’écartais l’hypothèse absurde que j’étais, sans le savoir, l’auteur de ces meurtres – et je l’écartais –, alors toutes les autres explications devenaient encore plus improbables. Dexter aurait donc pu résumer l’affaire ainsi : il sait qu’il est plus ou moins impliqué, mais il ne sait même pas ce que cela veut dire. Je sentais les petites roues de mon cerveau autrefois si fier quitter leurs rails et aller s’écraser au sol. Cling, cling. Bang. Dexter avait déraillé.
Heureusement, je fus sauvé de l’anéantissement total par l’apparition de ma chère Deborah.
« Viens, me dit-elle brusquement. On monte à l’étage.
— Puis-je te demander pourquoi ?
— On va parler au personnel des bureaux, répondit-elle. Voir s’ils savent quelque chose.
— Ils doivent en savoir, des choses, s’ils ont un bureau… » plaisantai-je.
Elle me dévisagea un instant puis se détourna.
« Allez, viens », répéta-t-elle.
Ce fut peut-être à cause de son ton impérieux, toujours est-il que je la suivis. Nous traversâmes toute la patinoire jusqu’au hall d’entrée. Un flic de Broward se tenait devant l’ascenseur, et de l’autre côté de la longue rangée de portes vitrées il y en avait toute une ribambelle postée devant une barrière. Deb avança d’un air décidé vers celui de l’ascenseur et lui dit : « Je suis Morgan. » Il fit un signe de la tête et appuya sur le bouton d’appel. Il me regarda avec un manque d’expression total qui en disait long. « Moi aussi je suis Morgan », lui dis-je. Il continua à me fixer, puis tourna la tête et se mit à scruter les portes vitrées.
On entendit un léger carillon et la porte de l’ascenseur s’ouvrit. Deborah pénétra à l’intérieur avec arrogance et appuya si fort sur le bouton qu’elle obligea le policier à lever les yeux, juste avant que la porte ne se referme.
« Pourquoi cette tête d’enterrement, frangine ? lui demandai-je. Ce n’est pas ce que tu voulais faire ?
— C’est juste un boulot pour m’occuper un peu, et tout le monde le sait, lança-t-elle d’une voix rageuse.
— Mais ça reste un boulot d’enquêteuse, soulignai-je.
— Cette poufiasse de LaGuerta s’en est mêlée, siffla-t-elle. Dès que j’ai terminé ici, il faut que je retourne à mon rôle de prostituée.
— Oh, ma pauvre ! Avec ta jolie tenue sexy ?
— Avec ma tenue sexy », dit-elle.
Et avant que je puisse formuler quelques paroles magiques de réconfort nous étions arrivés à l’étage des bureaux et les portes de l’ascenseur coulissaient. Deb sortit, très raide, et je la suivis. Nous trouvâmes aussitôt la salle du personnel, où les employés des bureaux avaient été sommés d’attendre jusqu’à ce que Sa Majesté la Loi veuille bien s’occuper d’eux. Un autre policier de Broward était posté à l’entrée de la salle, sans doute pour s’assurer qu’aucun employé ne cherche à gagner la frontière canadienne en douce. Deborah fit un signe à l’agent et pénétra dans la pièce. Je lui emboîtai le pas sans grand enthousiasme et laissai mon esprit s’égarer de nouveau vers mes préoccupations. Un instant plus tard, je fus tiré de ma rêverie par Deborah, qui m’adressait un brusque signe de tête tout en conduisant vers la porte un jeune homme maussade au visage gras avec d’affreux cheveux longs. Là encore, je la suivis.
Très logiquement, elle le séparait des autres dans le but de l’interroger – une excellente procédure policière, mais, pour être sincère, je n’en concevais pas un très grand espoir. J’étais certain, sans savoir pourquoi, qu’aucune de ces personnes ne serait d’une quelconque utilité. En ce qui concernait ce premier spécimen, le constat devait s’appliquer autant à sa vie en général qu’au présent meurtre. Il s’agissait d’un vulgaire travail de routine qui avait été confié à Deb parce que le commissaire estimait qu’elle avait bien agi mais qu’elle restait malgré tout une empoisonneuse. Il l’avait donc expédiée dans les bureaux avec cette belle corvée, afin de l’occuper et de l’éloigner le plus longtemps possible. Et je m’étais retrouvé entraîné parce que Deb souhaitait ma présence. Elle voulait peut-être voir si mon fantastique don de perception extra-sensorielle pourrait l’aider à déterminer ce que ces gratte-papier avaient mangé au petit déjeuner. Un seul coup d’œil à la figure de ce jeune homme suffisait à me convaincre qu’il avait ingurgité un morceau de pizza froide, des frites et un litre de Pepsi. Ça lui avait bousillé le teint et donné une expression hostile et vide.
Mais je suivis docilement tandis que monsieur Grincheux indiquait à Deb une salle de conférence à l’arrière du bâtiment. À l’intérieur se trouvaient une longue table en bois et une dizaine de chaises noires à haut dossier, et, dans un coin, un bureau équipé d’un ordinateur et de matériel audiovisuel. Comme Deb et son jeune ami boutonneux s’asseyaient et se mettaient à échanger des froncements de sourcils, je m’approchai du bureau. Juste à côté, sous la fenêtre, on avait fixé une petite étagère. Dehors, pratiquement en dessous de là où je me trouvais, la cohorte des journalistes et des voitures de police grandissait autour de la porte par laquelle nous étions entrés plus tôt avec Steban.
J’eus l’idée de ménager sur l’étagère un petit espace afin d’y prendre appui pour m’éloigner un peu de la conversation. Il y avait une pile de dossiers en papier kraft et, posé au-dessus, un petit objet gris. Il était plutôt carré et avait l’air d’être en plastique. Un fil métallique noir le reliait à l’arrière de l’ordinateur. Je le soulevai afin de le déplacer.
« Hé ! cria le jeune crétin. Touchez pas à la webcam ! »
Je lançai un regard à Deb. Elle tourna les yeux vers moi, et je jure que je vis ses narines se dilater comme celles d’un cheval de course devant le starting-gate.
« La quoi ? demanda-t-elle calmement.
— Je l’avais réglée sur l’entrée, dit-il. Maintenant il va falloir que je recommence. Merde ! Vous êtes obligés de toucher à mes affaires ?
— Il a dit « webcam », dis-je à Deborah.
— Une caméra, me dit-elle.
— Oui. »
Elle se tourna vers le jeune Prince Charmant.
« Elle marche ? »
Il la regarda, bouche bée, faisant de gros efforts pour maintenir son froncement de sourcils en place.
« Quoi ?
— La caméra, expliqua Deb. Est-ce qu’elle fonctionne ? » Il renifla bruyamment, puis essuya son nez avec un doigt.
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