— Je vois, je vois. C’est on ne peut plus clair. Alors pourquoi on n’irait pas vérifier au palais des Sports ? Il a probablement empilé les corps dans le filet, à nouveau. »
J’ouvris la bouche, prêt à débiter une de mes réponses incroyablement intelligentes. Elle était à côté de la plaque, complètement. La patinoire avait été une expérience, une innovation, mais je savais qu’il ne la répéterait pas. J’allais expliquer tout ça à Deb, lui dire que la seule raison qu’il aurait pu avoir de retourner à la patinoire était… Je restai figé, la bouche ouverte. Mais bien sûr, pensai-je. Évidemment.
« Qui est-ce qui ressemble à un poisson, maintenant, hein ?… Qu’est-ce qu’il y a, Dex ? »
Pendant quelques secondes je restai muet. J’étais trop occupé à essayer de mettre de l’ordre dans mes pensées. La seule raison qu’il aurait pu avoir de retourner à la patinoire était de nous montrer qu’on n’avait pas le vrai coupable en prison.
« Deb, finis-je enfin par dire, mais bien sûr ! Tu as raison : la patinoire. Ce n’est pas pour ce que tu crois, mais quand même…
— On s’en fout. L’essentiel c’est que j’aie raison », dit-elle en se dirigeant vers la voiture.
« Tu as bien conscience que c’est juste une vérification ? dis-je. Il y a de fortes chances qu’on ne trouve rien du tout.
— Oui, oui, je sais, répondit Deb.
— Et on n’est couverts par aucune juridiction. On est dans le comté de Broward. Et les gars de Broward ne nous aiment pas, donc…
— Bon sang, Dexter ! dit-elle d’un ton brusque. Qu’est-ce que t’as à jacasser comme ça ? On dirait une collégienne surexcitée ! »
Elle avait peut-être raison, mais c’était peu aimable de sa part de le faire remarquer. Elle-même, du reste, était un véritable paquet de nerfs. Alors que nous quittions Sawgrass Expressway et pénétrions dans le parking du palais des Sports, elle serra un peu plus les dents. Je pouvais presque entendre sa mâchoire grincer. « Dirty Harriet », me dis-je en moi-même, mais Deb apparemment m’entendit.
« Ta gueule ! » lâcha-t-elle.
Mes yeux abandonnèrent le profil de granit de Deborah pour aller se poser sur le palais des Sports. L’espace d’un instant, avec la lumière du petit matin qui l’éclairait sous un certain angle, on aurait dit que le bâtiment était entouré d’une escadre de soucoupes volantes. Il s’agissait, bien entendu, des lampadaires qui se dressaient tout autour, tels de gigantesques champignons vénéneux en acier. On avait dû dire à l’architecte que le concept était très original. Et certainement aussi « jeune et dynamique ». Je suis sûr que ce devait être le cas sous l’éclairage approprié ; mais il restait toujours à trouver l’éclairage en question…
Nous fîmes une première fois le tour de la patinoire, guettant un signe de vie. Lors de notre deuxième passage, une Toyota toute déglinguée vint s’arrêter devant l’une des portes d’entrée. La portière du passager était maintenue fermée par un bout de corde passé par la vitre ouverte et entortillé autour de son montant La portière du conducteur s’ouvrit tandis que je garais la voiture, et Deborah sauta dehors avant même que l’on soit à l’arrêt.
« S’il vous plaît, monsieur ? » dit-elle à l’homme qui sortait de la Toyota.
C’était un type plutôt courtaud, la cinquantaine, vêtu d’un pantalon verdâtre et d’une veste en nylon bleue. Dès qu’il aperçut l’uniforme de Deb il parut se crisper.
« Quoi ? fit-il. J’ai rien fait !
— Vous travaillez ici, monsieur ?
— Ben oui ! Qu’est-ce que vous croyez que je ferais là à 8 heures du mat, sinon ?
— Quel est votre nom ?
— Steban Rodriguez. J’ai mes papiers. »
Il farfouilla à la recherche de son portefeuille. Deborah fit un signe de la main.
« Ce n’est pas nécessaire, dit-elle. Que faites-vous là à cette heure-ci ? »
Il haussa les épaules et replaça son portefeuille dans sa poche.
« Je suis censé être là plus tôt les autres jours, mais l’équipe est en déplacement : Vancouver, Ottawa et Los Angeles. Alors je suis là un peu plus tard.
— Ya-t-il quelqu’un d’autre en ce moment, Steban ?
— Non, y a que moi. Ils sont encore tous à roupiller.
— Et la nuit ? Y a-t-il un gardien ? » Il fit un geste circulaire du bras.
« Le vigile fait le tour du parking la nuit, mais il est pas là tout le temps. En général, c’est moi qu’arrive le premier.
— Vous voulez dire, le premier qui entre ?
— Ouais, c’est ça. C’est pas ce que j’ai dit ? »
Je descendis de voiture et me penchai par-dessus le toit.
« C’est vous qui passez la Zamboni le matin ? » lui demandai-je.
Deb me lança un coup d’œil furieux. Steban me regarda avec insistance, les yeux fixés sur ma pimpante chemisette hawaïenne et mon pantalon de gabardine.
« Vous êtes quel genre de flic, exactement, hein ?
— Je suis juste un expert, répondis-je. Je travaille au labo.
— Ahhhhh, je vois, dit-il en hochant la tête comme si tout s’expliquait..
— C’est vous qui passez la Zamboni, Steban ? répétai-je.
— Ouais, enfin, c’est-à-dire, ils me laissent pas la passer pendant les matchs. Ça, c’est pour les types en costard. Ils préfèrent mettre des petits jeunes, vous savez ? Célèbres, si possible. Qui font le tour perchés sur leur machine en saluant tout le monde. Ce style de conneries. Mais c’est moi qui la passe le matin avant l’entraînement Quand l’équipe est en ville. Je la passe juste le matin, très tôt. Mais là, ils sont à l’extérieur, alors je viens plus tard.
— Nous voudrions inspecter rapidement les lieux », dit Deb, visiblement exaspérée par mon intrusion dans la conversation.
Steban lui fit face de nouveau, une petite lueur de malice au fond de l’œil.
« Pas de problème, dit-il. Vous avez un mandat ? »
Deborah rougit. Cela créa un joli contraste avec le bleu de son uniforme, mais ce n’était peut-être pas la réaction la plus adéquate pour renforcer son autorité. Et comme je la connaissais bien je savais qu’elle en serait consciente et que, agacée, elle s’emporterait. Étant donné que nous n’avions pas de mandat et que, de fait, nous n’avions aucune raison un tant soit peu officielle de nous trouver là, il ne me semblait pas que s’emporter fût la meilleure tactique.
« Steban… repris-je avant que Deb puisse prononcer des paroles fâcheuses.
— Ouais ?
— Ça fait combien de temps que vous travaillez ici ? »
Il haussa les épaules.
« Depuis que ça a ouvert. Et avant j’ai travaillé deux ans à l’ancienne patinoire.
— Alors vous étiez là la semaine dernière quand on a découvert le cadavre sur la glace ? »
Steban détourna les yeux. Sous sa peau hâlée, son visage verdit. Il déglutit avec effort.
« Je veux jamais revoir un tel truc, je vous jure. Jamais. »
Je hochai la tête, affectant une réelle compassion.
« Je vous comprends parfaitement, dis-je. C’est pour cela que nous sommes là, Steban. »
Il fronça les sourcils.
« Comment ça ? »
Je lançai un coup d’œil à Deb pour m’assurer qu’elle ne dégainait pas son arme. Elle me foudroya du regard tout en tapant du pied, les lèvres pincées en signe de désapprobation, mais elle ne dit rien.
« Steban, repris-je en m’approchant un peu plus de lui et en prenant un ton aussi confidentiel et viril que possible, nous pensons qu’il y a de fortes chances pour que, derrière cette porte, vous trouviez le même genre de surprise que l’autre jour.
— Merde ! cria-t-il. Je veux rien avoir affaire là-dedans.
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