— Eh bien, il faudrait dissimuler l’odeur aussi. Celle des corps humains qu’on brûle. C’est une odeur persistante qu’on n’oublie pas facilement.
— Alors on cherche une statue géante, puante, avec un fourneau à l’intérieur, lançai-je gaiement. Ça ne devrait pas être trop dur à trouver !
Deborah m’adressa un regard noir, et une fois de plus je ne pus m’empêcher d’être déçu par son attitude si austère face à la vie, surtout que j’allais sans doute devoir me joindre à elle en tant que résident permanent du royaume du Désespoir, si le Passager noir refusait d’être sage et de sortir de sa cachette.
— Professeur Keller, reprit-elle, y aurait-il autre chose concernant toute cette histoire de taureau qui pourrait nous aider ?
— Ce n’est pas vraiment mon domaine, malheureusement. Je connais juste le contexte dans la mesure où il influe sur l’histoire de l’art. Il faudrait que vous vous adressiez à un spécialiste de philosophie ou de religion comparée.
— Comme le professeur Halpern, murmurai-je, et Deborah hocha la tête, toujours furieuse.
Elle fit un mouvement pour s’en aller mais, par chance, se rappela juste à temps ses bonnes manières. Elle se retourna vers Keller et lui dit :
— Vous nous avez beaucoup aidés, monsieur. N’hésitez pas à me contacter si vous pensez à autre chose.
— Certainement, répondit-il.
Sur ce, Deborah m’attrapa par le bras et m’entraîna.
— On retourne au bureau de l’administration ? demandai-je tandis qu’elle me broyait le bras.
— Ouais. Mais s’il y a une Tammy parmi les étudiants de Halpern, je ne sais pas ce que je vais faire.
Je retirai mon bras à moitié paralysé.
— Et s’il n’y en a pas ?
— Allez, viens, dit-elle.
Mais comme je passais devant le corps, quelque chose s’agrippa à la jambe de mon pantalon. Je baissai les yeux.
— Hem, fit Vince. Dexter…
Il se racla la gorge, et je lui adressai un regard interrogateur. Il rougit et lâcha mon pantalon.
— Il faut que je te parle, reprit-il.
— Bien sûr, mais ça peut attendre cinq minutes ?
— Non, c’est important.
— Bon, vas-y alors.
Je m’approchai de lui ; il était toujours accroupi près du corps.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il détourna le regard, et aussi incroyable que cela paraisse de la part de quelqu’un qui ne manifestait jamais d’émotions véritables, il rougit encore plus.
— J’ai parlé à Manny, annonça-t-il.
— Fantastique. Et tu es encore entier ! répliquai-je.
— Il, euh… veut faire quelques petits changements. Euh, dans le menu. Ton menu, pour le mariage.
— Ah ! Est-ce que par hasard ce seraient des changements coûteux ?
— Oui. Il dit qu’il a eu une inspiration. Quelque chose de totalement nouveau et différent.
— Je trouve ça formidable. Mais je n’ai pas les moyens de m’offrir une inspiration. Il va falloir lui dire non.
— Tu ne comprends pas. Il fait ça parce qu’il t’aime bien. Il dit que le contrat lui permet de faire ce qu’il veut.
— Et il souhaite augmenter le prix légèrement ?
Vince était rouge écarlate. Il marmonna quelques syllabes et essaya de détourner encore davantage le regard.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?
— Le double environ, répondit-il d’une voix très basse mais audible.
— Le double.
— Oui.
— Ça fait 500 dollars l’assiette.
— Je suis sûr que ce sera très bien.
— À ce prix-là, il faudrait que ce soit plus que bien. Il faudrait qu’on nous gare les voitures, qu’on passe la serpillière, qu’on donne à chaque invité un petit massage…
— C’est un truc d’avant-garde, Dexter. Ton mariage paraîtra sans doute dans un magazine.
— Oui, et ce sera Comment surmonter la faillite . Il faut lui parler, Vince.
— Je ne peux pas, répondit-il.
Les êtres humains sont de sacrés imbéciles. Même ceux qui, comme Vince, simulent la plupart du temps. Cet expert stoïque, qui avait le nez sur un cadavre atrocement assassiné, aussi impassible que s’il s’était agi d’une souche d’arbre, était paralysé de terreur à la pensée de devoir affronter un nabot qui gagnait sa vie en sculptant du chocolat.
— D’accord, dis-je. Je lui parlerai moi-même.
Il leva enfin les yeux vers moi.
— Sois prudent, Dexter, me conseilla-t-il.
Je rattrapai Deborah alors qu’elle exécutait un demi-tour, et heureusement elle s’arrêta assez longtemps pour que je puisse monter à bord. Elle n’eut rien à me dire durant le court trajet, et j’étais trop préoccupé par mes propres problèmes pour m’en soucier.
Une rapide consultation des registres auprès de ma nouvelle amie de l’administration n’indiqua aucune Tammy parmi les étudiants de Halpern. Mais Deborah, qui faisait les cent pas à côté, s’y attendait.
— Vérifie le dernier semestre, m’ordonna-t-elle.
Cette nouvelle recherche ne donna rien non plus.
— O.K., dit-elle. Essaie Wilkins, alors.
C’était une excellente idée, et j’obtins aussitôt un résultat : une étudiante en master de sciences, Tammy Connor. Elle suivait le séminaire de Wilkins en éthique situationnelle.
— Très bien, dit Deborah. Note son adresse.
Tammy Connor vivait dans une résidence universitaire toute proche ; Deborah ne mit pas longtemps à nous y conduire et se gara devant, sur un espace interdit. J’avais à peine ouvert ma portière qu’elle fonçait déjà vers la porte du bâtiment. Je la suivis aussi vite que je pus.
La chambre était au troisième étage. Deborah choisit de grimper l’escalier quatre à quatre, plutôt que de prendre la peine d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur, et comme j’étais trop essoufflé pour me plaindre, je me tus. J’arrivai en haut juste au moment où la porte de la chambre s’ouvrait, laissant apparaître une fille brune trapue avec des lunettes.
— Oui ? dit-elle en fronçant les sourcils.
Deb montra son badge et demanda :
— Tammy Connor ?
La fille réprima un petit cri et porta la main à son cou.
— Oh, mon Dieu, j’en étais sûre ! s’exclama-t-elle.
— Vous êtes Tammy Connor, mademoiselle ?
— Non, bien sûr que non, répondit-elle. Camilla, sa colocataire.
— Vous savez où est Tammy, Camilla ?
La fille aspira sa lèvre inférieure et la mâchonna tout en secouant énergiquement la tête.
— Non.
— Elle est partie depuis combien de temps ?
— Deux jours.
— Deux jours ? répéta Deborah en haussant les sourcils. Et ça lui arrive souvent ?
Camilla semblait sur le point de s’arracher la lèvre, à force de tirer dessus, mais elle s’interrompit pour bredouiller :
— J’ai promis de ne rien dire.
Deborah la dévisagea un long moment avant de lui répondre :
— Il va pourtant falloir que vous nous disiez quelque chose, Camilla. Nous pensons que Tammy s’est fourrée dans un sale pétrin.
Cela me semblait une sacrée litote pour expliquer qu’elle était peut-être morte, mais je gardai le silence, vu l’effet indéniable que ces mots avaient sur Camilla.
— Oh ! fit-elle en commençant à se balancer sur elle-même. Oh, je savais que ça allait arriver.
— Mais que pensez-vous qu’il est arrivé exactement ? lui demandai-je.
— Ils se sont fait prendre, répondit-elle. Je l’avais avertie.
— Je n’en doute pas, dis-je. Mais pourquoi ne pas nous en faire part, à nous aussi ?
Elle gigota encore plus durant quelques secondes.
— Oh ! fit-elle de nouveau, elle a une liaison avec un professeur. Oh, mon Dieu, elle va me tuer !
Читать дальше