Le site Web de Moloch m’avait fichu la frousse, et j’avais beau savoir que c’était idiot, insensé, inutile, totalement contraire à la nature de Dexter, il m’était impossible de m’en défaire. Moloch. Juste un nom ancien. Un vieux mythe, disparu depuis des milliers d’années, abattu en même temps que le temple de Salomon. Ce n’était rien. Sauf que j’en avais peur.
La seule solution semblait être d’adopter un profil bas et de prier pour que je ne me fasse pas attraper. J’étais exténué ; cela aggravait peut-être mon sentiment d’impuissance, mais j’en doutais. J’avais l’impression qu’une bête féroce me traquait, se rapprochait de plus en plus, et je sentais déjà ses crocs acérés sur ma nuque.
Mon seul espoir, c’était de réussir à faire durer la chasse un peu plus longtemps, mais tôt ou tard ses griffes s’abattraient sur moi, et alors ce serait à mon tour de bêler, de me cabrer, puis de mourir. Il n’y avait plus de forces en moi ; il n’y avait, du reste, presque plus rien en moi, si ce n’est une sorte d’humanité réflexe qui me soufflait qu’il était temps d’aller au travail.
Je pris le tas de CD de Rita puis sortis d’un pas traînant. Alors que je me tenais devant la porte, tournant la clé dans la serrure, une Avalon blanche quitta très lentement le trottoir et s’éloigna avec une paresseuse insolence ; toute ma fatigue et mon désespoir disparurent d’un coup, et je ressentis une décharge de pure terreur qui me plaqua contre la porte d’entrée tandis que les CD me glissaient des mains et dégringolaient sur le sol.
La voiture roula doucement jusqu’au stop au bout de la rue. Je la regardai, apathique. Mais lorsque ses feux arrière s’éteignirent et qu’elle redémarra pour traverser le carrefour, une partie de Dexter se réveilla, en colère.
C’était peut-être l’irrespect inouï que dénotait l’attitude effrontée de l’Avalon, ou j’avais peut-être juste besoin d’une petite dose d’adrénaline pour accompagner mon café du matin ; quoi qu’il en soit, je fus saisi d’une profonde indignation, et sans même savoir ce que je faisais, je me mis à courir jusqu’à ma voiture pour sauter au volant. J’enfonçai la clé de contact, démarrai puis me lançai à la poursuite de l’Avalon.
Je brûlai le stop et accélérai à l’intersection, juste le temps d’apercevoir la voiture tournant à droite quelques centaines de mètres plus loin. Je roulai bien plus vite que la vitesse autorisée et réussis à la voir prendre à gauche ensuite en direction de l’US-1. J’accélérai, pour la rattraper avant qu’elle disparaisse dans la circulation de l’heure de pointe.
Je n’étais qu’à une centaine de mètres derrière environ lorsque le conducteur tourna à gauche sur l’US-1, et je l’imitai sans prêter attention aux crissements de freins et au concert de Klaxon en provenance des autres automobilistes. Il n’y avait plus qu’une dizaine de véhicules entre l’Avalon et moi, et je m’employai à me rapprocher encore, me concentrant sur la route et ne tenant aucun compte des lignes qui séparaient les voies, ne prenant même pas la peine d’apprécier la créativité langagière que je suscitais chez les autres usagers. J’en avais ma claque, j’étais prêt à me battre, même si je n’étais pas en possession de tous mes moyens. J’étais en colère, une autre nouveauté pour moi. Dépouillé de ma noirceur, j’étais acculé dans une encoignure et les murs se resserraient autour de moi, mais ça suffisait. Il était temps que Dexter réagisse. Et même si je n’avais aucune idée de ce que je ferais lorsque j’aurais rattrapé l’imprudent, je continuais à foncer.
Je n’étais plus très loin lorsque le conducteur repéra ma présence ; il accéléra aussitôt, se déportant sur la voie la plus à gauche dans un espace si réduit que la voiture derrière lui pila et dérapa sur le côté. Les deux véhicules suivants allèrent s’encastrer dans son flanc, et un rugissement de Klaxon et de coups de frein assaillit mes oreilles. J’eus juste assez de place pour me faufiler sur la droite avant de continuer par la gauche dans la voie désormais libre. L’Avalon avait repris un peu d’avance, mais j’enfonçai la pédale de l’accélérateur et continuai à la suivre.
Durant un moment, l’intervalle entre nous resta le même. Puis l’Avalon fut ralentie par la circulation qui précédait l’accident, et je me rapprochai, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’à deux voitures derrière, assez près pour apercevoir une paire de grosses lunettes de soleil dans le rétroviseur. Mais alors qu’il n’y avait plus qu’une voiture entre son pare-chocs et le mien, il donna un violent coup de volant à gauche, traversa le terre-plein central puis se coula dans la circulation inverse. Je l’avais croisé avant même de pouvoir réagir. J’entendis presque un rire moqueur tandis qu’il poursuivait sa route en direction d’Homestead.
Mais je refusais de le laisser filer. Je n’allais pas forcément obtenir des réponses en le rattrapant, encore que ce fût possible. Et la justice n’avait rien à voir là-dedans. Non, c’était par pure colère, une indignation qui surgissait d’un recoin oublié de mon être, qui se déversait directement de mon cerveau reptilien. Je mourais d’envie d’extraire ce type de sa petite voiture minable et de lui donner une bonne paire de gifles. C’était une impression nouvelle, cette envie de m’attaquer à quelqu’un sous l’emprise de la colère, et cela avait un côté enivrant, au point de stopper toute réflexion logique en moi et de me faire traverser le terre-plein à mon tour.
Ma voiture émit un horrible craquement en rebondissant sur l’îlot central, puis sur la chaussée de l’autre côté, et un énorme camion de ciment manqua de justesse m’aplatir à l’arrivée, mais j’étais reparti, m’élançant à la poursuite de l’Avalon dans la circulation plus fluide en direction du sud.
Loin devant moi, j’apercevais plusieurs points blancs mouvants, dont n’importe lequel pouvait être ma cible. J’appuyai sur le champignon.
Les dieux de la route me furent propices : je réussis à foncer entre les voitures durant près d’un kilomètre avant de tomber sur mon premier feu rouge. Il y avait plusieurs véhicules dans chaque file, arrêtés sagement, sans possibilité de les contourner, à moins de répéter ma petite prouesse au-dessus du terre-plein central ; ce que je fis. J’atterris au milieu du carrefour juste à temps pour causer de graves désagréments à un Hummer jaune vif qui essayait bêtement d’utiliser la route de façon rationnelle. Il fit une folle embardée pour m’éviter, tentative presque couronnée de succès : il n’y eut qu’un léger bruit sourd lorsque je rebondis élégamment sur son pare-chocs avant, pour être propulsé à travers l’intersection dans ma trajectoire, accompagné d’une nouvelle série de Klaxon et d’injures.
L’Avalon devait avoir cinq cents mètres d’avance, si elle se trouvait toujours sur l’US-1, et je n’attendis pas que la distance se creuse encore davantage. Je continuai à foncer avec mon fidèle destrier, désormais esquinté, et en trente secondes j’arrivai en vue de deux voitures blanches : l’une d’elles était un 4x4 Chevrolet et l’autre… un monospace. Mon Avalon avait disparu.
Je ralentis quelques secondes, puis du coin de l’œil je l’aperçus, s’apprêtant à passer derrière une épicerie sur le parking d’un petit centre commercial, à droite de la route. Je mis le pied au plancher et traversai les deux autres voies en dérapant pour rejoindre le parking. Le conducteur de l’Avalon me vit arriver ; il reprit de la vitesse puis gagna la rue qui coupait perpendiculairement l’US-1, filant vers l’est aussi vite qu’il put. Je franchis le parking à toute allure et le suivis.
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