Il n’y avait plus en moi cette voix sombre et forte pour me transmuer en lame d’acier. J’étais seul, affolé, impuissant et perdu : un Dexter désemparé, avec le croquemitaine caché sous le lit en compagnie de ses acolytes, s’apprêtant à me précipiter hors de ce monde, dans le royaume de la souffrance et de la terreur.
D’un mouvement gauche, je me penchai en travers du bureau et arrachai le cordon d’alimentation de l’ordinateur puis, le souffle court, l’air de quelqu’un à qui l’on a fixé des électrodes sur le corps, je me rassis, avec une telle précipitation que la prise au bout du cordon vola en arrière et vint me frapper sur le front, juste au-dessus du sourcil gauche.
Durant plusieurs minutes je me contentai de respirer et de regarder la sueur dégouliner de mon visage sur le bureau. Je ne savais pas pourquoi j’avais bondi de mon siège, tel un barracuda qu’on harponne, pour couper l’alimentation, si ce n’est que cela m’était apparu comme une question de vie ou de mort ; et je ne comprenais pas d’où surgissait cette idée, mais voilà, elle m’avait assailli sans crier gare.
Alors je me retrouvai assis dans mon bureau silencieux, devant un écran mort, me demandant qui j’étais et ce qui venait de se passer.
Je n’avais jamais eu peur. C’était une émotion, or Dexter n’en éprouvait pas. Mais avoir peur d’un site web était une réaction tellement stupide et injustifiée qu’il n’y avait pas d’adjectifs assez forts pour la décrire. Et je n’agissais jamais de façon irrationnelle, hormis lorsque j’imitais les humains.
Alors, pourquoi avais-je arraché la prise, et pourquoi mes mains tremblaient-elles, juste à cause d’un petit air de musique et d’un dessin de vache ?
Il n’y avait pas de réponse, et je n’étais plus certain de vouloir en trouver une.
Je rentrai à la maison, persuadé d’être suivi, bien que le rétroviseur ne m’indiquât rien de tout le trajet.
L’autre était vraiment quelqu’un de spécial, il avait beaucoup de ressort ; le Guetteur n’avait pas vu ça depuis longtemps. Cette mission se révélait bien plus intéressante que d’autres qu’il avait accomplies par le passé. Il commença même à éprouver une sorte de complicité avec lui. Un peu triste, en fait ; si seulement les choses s’étaient déroulées différemment… Mais il y avait une certaine beauté au sort inéluctable qui lui était réservé, et c’était bien également.
Même à cette distance derrière lui, il percevait les signes d’une extrême nervosité : les soudaines accélérations et décélérations, les rétroviseurs qu’on trifouille… Parfait. Le malaise était la première étape. Il fallait qu’il le conduise bien au-delà du malaise, et il y parviendrait. Mais d’abord, il était essentiel qu’il sache ce qui l’attendait. Et jusqu’à présent, malgré les indices laissés, il ne semblait pas avoir saisi.
Très bien. Le Guetteur répéterait la procédure jusqu’à ce que l’autre comprenne à quelle sorte de puissance il avait affaire. Après, il n’aurait plus le choix, il viendrait, tel un agneau à l’abattoir.
En attendant, cette surveillance avait aussi son sens. Il fallait qu’il sache qu’il était surveillé. Cela ne pouvait que le perturber, même s’il voyait le visage en face de lui.
Les visages changeraient. La surveillance, elle, se poursuivrait.
Comme de bien entendu, je n’eus pas droit au sommeil cette nuit-là. La journée du lendemain se passa dans un brouillard de fatigue et d’angoisse. J’accompagnai Cody et Astor à un parc proche de la maison et m’installai sur un banc afin d’essayer de mettre de l’ordre dans le tas de suppositions et d’informations que j’avais rassemblées jusque-là. Les différents morceaux refusaient de former un puzzle cohérent. Même si je forçais pour les insérer dans un semblant de théorie, je ne parvenais toujours pas à comprendre comment retrouver mon Passager.
La meilleure idée qui me venait était que le Passager noir ainsi que ses semblables traînaient dans les parages depuis au moins trois mille ans. Mais pourquoi le mien en aurait-il fui un autre ? Mystère, surtout que j’en avais déjà rencontré auparavant et n’avais récolté comme réaction que de légers grondements de colère. Mon hypothèse sur le nouveau papa lion me semblait aujourd’hui tirée par les cheveux, dans la quiétude du parc, près des enfants qui se lançaient leurs menaces inoffensives. Statistiquement parlant, à en juger par le taux de divorces, la moitié d’entre eux environ devaient avoir un nouveau père, et ils semblaient en parfaite santé.
Je laissai le désespoir m’envahir, sentiment qui paraissait légèrement absurde par cet après-midi radieux. Le Passager avait disparu, j’étais seul, et la seule solution que j’avais trouvée était de prendre des leçons d’araméen. Je n’avais plus qu’à espérer qu’un projectile venu du ciel me tomberait sur la tête pour mettre fin à mes souffrances. Je levai les yeux avec espoir, mais même de ce côté-là, la chance n’était pas au rendez-vous.
Je passai une autre nuit plus ou moins blanche, interrompue seulement par le retour de l’étrange musique dans mon bref sommeil, me réveillant alors que je me redressais dans le lit pour la suivre. Je ne sais d’où me venait cette envie, et encore moins où la musique voulait m’amener, mais j’avais l’air bien décidé à partir. De toute évidence, j’étais en train de craquer ; je glissais sur la pente de la folie.
Le lundi matin, c’est un Dexter hébété et abattu qui descendit en chancelant dans la cuisine, où je fus violemment assailli par la tornade Rita, qui fonça vers moi en agitant un énorme tas de papiers et de CD.
— J’aimerais savoir ce que tu en penses, me lança-t-elle.
Je songeai qu’au contraire il valait mieux qu’elle n’en sache rien. Mais avant que j’aie pu formuler la moindre objection, elle m’avait déjà poussé sur une chaise de la cuisine et commençait à jeter les documents devant moi.
— Ce sont les bouquets que Hans veut utiliser, expliqua-t-elle en me montrant une série d’images qui, de fait, étaient de nature florale. Ça, c’est pour l’autel ! C’est peut-être un peu trop, oh, je ne sais pas… déclara-t-elle d’un ton désespéré. Est-ce que les gens vont rire de toute cette profusion de blanc ?
Bien que je sois réputé pour mon sens de l’humour très développé, il ne me vint pas à l’esprit de rire, mais déjà Rita avait tourné les pages.
— Enfin, bref, poursuivit-elle. Ça, c’est le plan des tables ! Qui ira, j’espère, avec ce que Manny Borque prépare de son côté. On devrait peut-être demander à Vince de vérifier auprès de lui.
— Eh bien…
— Oh, mon Dieu ! regarde l’heure, dit-elle, et avant que j’aie pu prononcer une syllabe de plus elle avait déposé une pile de CD sur mes genoux. J’ai réduit le choix à six groupes, reprit-elle impitoyablement. Est-ce que tu peux les écouter et me dire ce que tu en penses ? Merci, Dex, conclut-elle en se penchant pour me planter une bise sur la joue avant de se diriger vers la porte, étant déjà passée au prochain point sur sa liste. Cody ? appela-t-elle. C’est l’heure, mon chéri. Allez !
Il y eut encore trois minutes d’agitation, durant lesquelles Cody et Astor passèrent la tête dans la cuisine pour me dire au revoir, puis la porte d’entrée claqua, et le calme revint enfin.
Et dans le silence, il me sembla percevoir, comme au cœur de la nuit, un écho de la musique. Je savais que j’aurais dû bondir de ma chaise et me ruer dehors, mon sabre serré entre les dents, foncer dans la lumière du jour et trouver l’ennemi, mais je ne pouvais pas.
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