Bon, en tout cas, comme il n’a jamais servi à rien de se plaindre, mieux valait prendre ce que l’on m’offrait et voir où cela me menait. Tout d’abord, à quelle langue appartenaient les trois lettres ? J’étais à peu près certain que ce n’était ni du chinois ni du japonais, mais il aurait pu s’agir d’un autre alphabet asiatique dont j’ignorais tout. Je consultai un atlas en ligne et vérifiai chaque pays : Corée, Thaïlande, Cambodge… Aucun n’avait un alphabet équivalent. Que restait-il ? Le cyrillique ? Facile à vérifier. J’affichai une page comportant l’alphabet entier. Il me fallut le détailler un long moment ; certaines lettres paraissaient proches, mais je finis par conclure que ce n’était pas ça.
Et maintenant ? Dans quelle direction aller ? Que ferait quelqu’un de vraiment intelligent, comme je l’étais autrefois, ou comme l’avait été ce maître incontesté de la sagesse, le roi Salomon ?
Un petit bip se mit à retentir à l’arrière de mon cerveau, et je l’écoutai un moment avant de répondre. Oui, « le roi Salomon ». Le sage de la Bible avec son souverain intérieur. Quoi ? Ah, oui ? Il y a un rapport ? Vraiment ?
Cela paraissait peu plausible, mais il m’était facile de vérifier. Salomon devait parler l’hébreu, naturellement, ce qui fut simple à trouver sur Internet. Mais il n’y avait aucune ressemblance avec les lettres en question… Donc voilà, aucun rapport finalement.
Mais, une minute ! Il me semblait me souvenir que la langue originale de la Bible était non pas l’hébreu, mais… J’activai de plus belle mes cellules grises, et elles finirent par me donner la réponse. Oui, c’était un souvenir de cette infaillible source d’érudition : Les Aventuriers de l’Arche perdue . Et la langue en question était l’araméen.
Là encore, il me fut aisé de trouver un site Web disposé à enseigner au monde entier l’araméen. Et tandis que je le détaillais, je devins impatient d’apprendre, car il n’y avait pas de doute : les trois lettres en faisaient bien partie. Et elles étaient les équivalents araméens de MLK, comme elles en avaient l’air.
Je lus les explications. L’araméen, de même que l’hébreu, n’utilisait pas de voyelles. Il fallait les ajouter soi-même. Un peu délicat, parce qu’on était obligé de savoir ce qu’était le mot avant de pouvoir le déchiffrer. Ainsi, MLK pouvait être milk, milik ou malik, ou n’importe quelle autre combinaison, et aucune n’avait de sens – en tout cas pour moi, ce qui était le plus important. Mais je me mis à griffonner, essayant de trouver un sens aux lettres. Milok. Molak. Molek…
De nouveau, quelque chose tilta à l’arrière de mon cerveau, et je me concentrai. Eh oui, c’était encore le roi Salomon. Juste avant la phrase nous apprenant qu’il avait tué son frère pour cause de méchanceté, il y avait eu celle concernant le temple construit à la gloire de Moloch. Et bien sûr, Molek était une autre orthographe possible de Moloch, connu comme le dieu détestable des Ammonites.
Cette fois, je tapai « culte de Moloch », parcourus une dizaine de sites hors de propos, avant de tomber sur plusieurs pages qui concordaient toutes : le culte se caractérisait par une perte de contrôle extatique et se terminait par un sacrifice humain. Visiblement les fidèles étaient poussés dans une sorte de transe avant de s’apercevoir que le petit Jimmy avait été tué et rôti, quoique pas forcément dans cet ordre.
Je dois dire que la perte de contrôle extatique m’était parfaitement inconnue, bien que j’aie assisté à des matchs de football. Alors j’avoue que j’étais curieux : comment réussissaient-ils ce tour de force ? Je poursuivis ma lecture pour découvrir qu’une musique jouait un rôle important, une musique si irrésistible que l’on tombait presque automatiquement en transe. J’avais du mal à saisir comment cela se passait ; l’explication la plus claire que je lus, tirée d’un texte araméen, traduit et accompagné d’innombrables notes, spécifiait que « Moloch leur envoyait la musique ». Cela devait sans doute signifier qu’un groupe de prêtres défilait dans les rues en jouant du tambour et de la trompette…
Pourquoi du tambour et de la trompette, Dexter ?
Parce que c’est ce que j’entendais dans mon sommeil. Le son des tambours et des trompettes s’élevait et s’unissait à un concert de voix, accompagné du sentiment que le bonheur éternel était imminent. En somme, cela constituait une bonne définition de la perte de contrôle extatique.
J’essayai de raisonner ; admettons que Moloch soit de retour. A moins qu’il ne soit jamais parti. Donc, un dieu détestable vieux de 3 000 ans envoyait de la musique dans le but de… euh… de quoi exactement ? Voler mon Passager noir ? Tuer des jeunes femmes à Miami, la Gomorrhe moderne ? Je repensai même à l’éclair de génie qui m’était venu au musée et tentai de l’insérer dans le puzzle : Salomon détenait le Passager noir originel, qui se trouvait à présent à Miami et qui, tel un lion mâle s’imposant dans une troupe, cherchait à tuer tous les Passagers déjà présents, car, euh… oui, pourquoi, au juste ?
Étais-je réellement censé croire qu’une divinité antique resurgissait pour me faire la peau ? N’était-il pas plus logique de me réserver illico une chambre en asile psychiatrique ?
Je retournais la situation dans tous les sens et n’y voyais pas plus clair. Mon cerveau partait peut-être en sucette, comme le reste de ma vie. Je devais être fatigué. Enfin, dans tous les cas, ça ne tenait pas debout. Il fallait que j’en sache plus sur ce Moloch. Et puisque j’étais assis devant mon ordinateur, je me demandai s’il avait un site Web.
J’allais être fixé : je tapai son nom, parcourus la liste des blogs prétentieux et larmoyants, des jeux de fantasy en ligne et des délires paranoïaques ésotériques jusqu’à ce que je trouve un site qui me sembla correspondre. Lorsque je cliquai sur le lien, une image commença à se former très lentement, et en même temps…
Le profond et puissant battement de tambour, les cors qui retentissent par-dessus la pulsation et enflent au point de ne pouvoir retenir les voix qui fusent dans l’anticipation du plaisir démesuré à venir… C’était la musique que j’avais entendue durant mon sommeil.
Puis apparut une tête de taureau écumante, là au milieu de la page, avec deux mains levées de part et d’autre et les mêmes trois lettres araméennes au-dessus.
Je restai immobile, le regard rivé sur l’écran, clignant des yeux au rythme du curseur, la musique me traversant de part en part et me soulevant vers les hauteurs brûlantes d’une extase inconnue qui me promettait toutes les délices. Et pour la première fois, autant qu’il m’en souvienne, tandis que ces sensations me gagnaient, me submergeaient, avant de finir par se retirer, pour la première fois de ma vie je connus un sentiment nouveau, différent, dérangeant.
La peur.
Je ne savais pourquoi, ni de quoi, ce qui aggravait beaucoup les choses ; c’était une peur indéterminée, qui me secouait et se répercutait sur les parois vides de mon être, oblitérant tout à l’exception de cette image de taureau.
Ce n’est rien, Dexter , me dis-je. Juste une image d’animal et quelques notes d’une musique plutôt médiocre . Et j’en convenais, mais je ne parvenais pas à obliger mes mains à se calmer et à quitter mes genoux. Ce chevauchement des mondes normalement distincts du sommeil et de la veille les rendait soudain impossibles à différencier, me donnant l’impression que ce qui pouvait surgir dans mes rêves puis s’afficher sur mon écran était d’une puissance irrésistible et que je n’avais aucune chance d’y échapper ; je n’avais qu’à me regarder sombrer et me laisser emporter dans les flammes.
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