Silence. Lukas entendit Giacopo prendre une profonde respiration avant de se lancer. Il paraissait en colère.
- Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu avais rencontré cet homme au visage défiguré quelques jours avant qu'on ne retrouve son cadavre flottant dans la fontaine de Trevi ?
- Eh bien... je pensais que cela n'avait plus aucune importance. L'homme était mort avant que j'aie pu le revoir. Pourquoi ?
- Il y a des photos qui circulent dans Rome. On t'y voit en grande conversation avec cet horrible personnage.
- Arrête tes salades ! C'est quoi ce délire ?
- Je vais te le dire. Il faut déjà être fou pour prendre contact avec un malfrat notoire, connu des services de police. Mais, non content de cela, tu ne trouves rien de mieux que de le rencontrer dans la basilique Saint-Pierre, ce qui est carrément débile. Le moindre recoin du monument le plus célèbre du monde est truffé de caméras de surveillance, c'est un secret de polichinelle. Et on aurait tort de sous-estimer les services de sécurité du Vatican. Toujours est-il que, lors d'un contrôle, on a découvert des photos de ce Gueule-brûlée, et ces clichés ont été transmis à la police romaine. Malheureusement, sur ces photos, on voit aussi un certain Lukas Malberg...
Malberg était tétanisé.
- Dis-moi que ce n'est pas vrai ! bredouilla-t-il après un instant de silence.
- C'est vrai !
- Et comment sais-tu tout cela ?
- J'ai gardé de très bons contacts avec la police. J'ai vu les clichés de mes propres yeux. Tu es assez photogénique.
- Je n'ai vraiment pas le cœur à plaisanter !
- Pour parler sérieusement, je ne serais pas étonné qu'on fasse tôt ou tard le rapprochement entre toi et le meurtre de Gueule-brûlée.
- Mais c'est de la folie !
- La vie n'est qu'une vaste folie. Pas la peine de te faire du souci pour le moment. L'administration n'a pas encore identifié l'homme figurant sur les photos.
- Maigre consolation.
Barbieri se voulut rassurant.
- Je voulais seulement te tenir informé. Sois prudent. Quand reviens-tu à Rome ? Tu comptes toujours revenir ?
- Oui, naturellement. J'ai réservé mon vol pour après-demain sur Alitalia. Arrivée à dix-neuf heures vingt-cinq. Qui sait, il y aura peut-être une bonne âme pour venir me chercher. Au fait, qu'est-ce que tu entends par : « Sois prudent » ?
- Évite les caméras de surveillance dans les aéroports ou dans les lieux publics. Et fais aussi attention à ne pas griller un feu rouge. Ne roule pas trop vite, à cause des flashs. Ce genre de photo a déjà mis en difficulté des gens qui se croyaient en sûreté. Et, à propos de bonne âme, elle est à côté de moi.
Malberg fut heureux et soulagé d'entendre la voix de Caterina. Il l'écoutait presque avec recueillement, sans entendre ce qu'elle disait. Il la voyait devant lui, avec ses yeux foncés, et il laissait virtuellement glisser sa main le long de son corps.
- Tout va s'éclaircir, lui dit-elle. Dis, tu écoutes ce que je te dis ? demanda-t-elle après un long silence.
- Oui, oui, bégaya Malberg, gêné. Je me laissais juste aller à quelques souvenirs.
Caterina comprit son allusion.
- Tu es obsédé ? lui demanda-t-elle sur un ton moqueur.
- Non, répondit Malberg du tac au tac, mais je n'ai pas envie de penser à autre chose.
Il prit une profonde inspiration, comme s'il luttait contre lui-même pour revenir à la réalité.
- Tu as entendu ce qu'a dit Barbieri ?
- Oui.
- J'ai aussi du nouveau, poursuivit Malberg.
- Ne me fais pas lanterner !
- Marlène avait une sœur, Liane, une hôtesse de l'air qui vit à Francfort. Elle sait peut-être des choses sur la mystérieuse vie de sa sœur ; enfin, je n'ai pas trop d'espoir. Du reste, Marlène n'a jamais fait allusion à sa sœur. J'ai l'impression qu'elles ne s'appréciaient pas particulièrement.
- Et comment as-tu appris son existence ?
- J'ai rencontré Max Sydow, un ancien camarade de classe, à l'aéroport de Fiumicino. Il est pilote et il connaît Liane Ammer.
- Pourquoi ne lui téléphones-tu pas tout simplement ? Elle sait peut-être quand même quelque chose. Il se peut qu'elle connaisse quelqu'un qui soit susceptible de nous aider.
- Oui, peut-être.
- Alors, vas-y. Nous nous voyons après-demain. D'ici là, ne fais pas de bêtises. Je t'embrasse.
Avant même qu'il ait eu le temps de répondre, Caterina avait raccroché.
- Tout va bien ? lui demanda mademoiselle Kleinlein en s'avançant vers lui. Elle l'avait vu du magasin, en train de fixer le vide pendant de longues minutes.
- Je réfléchissais, c'est tout. J'ai quand même le droit, non ? Mais si vous voulez m'aider, vous pourriez peut-être me trouver un numéro de téléphone ?
Malberg prit un bout de papier sur lequel il griffonna : Liane Ammer, Francfort-sur-le-Main.
- Vous pouvez appeler les renseignements, ou bien vous le trouverez sur Internet.
- À vos ordres, patron, répondit mademoiselle Kleinlein avec une pointe d'ironie dans la voix, car elle n'aimait pas recevoir d'ordres.
Pendant que Malberg s'occupait du courrier en retard, une question revenait sans cesse le torturer : comment pouvait-il écarter les soupçons qui pesaient contre lui ? Plus il y réfléchissait, plus il était persuadé qu'il ne serait pas simple d'y parvenir sans jouer cartes sur table et sans livrer la raison de ses investigations. Ces dernières semaines, il avait compris tous les risques qu'il courait. Barbieri avait certainement raison de lui conseiller de faire preuve de la plus grande discrétion.
Sans dire un mot, mademoiselle Kleinlein glissa sur le bureau de son employeur le bout de papier que Malberg lui avait donné trois minutes plus tôt.
- Comment avez-vous réussi à trouver le numéro si vite ? demanda-t-il, plus pour être aimable que pour autre chose.
- En faisant comme n'importe quel abonné, moyennant une somme modique : j'ai appelé les renseignements, répondit-elle d'un ton sec.
Malberg tenait le bout de papier à deux mains, les yeux rivés sur le numéro qui y figurait. Il ne connaissait pas Liane Ammer et il ignorait également tout de la relation que les deux sœurs entretenaient.
Il devait en tout cas éviter que Liane se ferme immédiatement et refuse de lui fournir la moindre information. Mais comment s'y prendre ? Savait-elle seulement que sa sœur était morte ?
Il tripotait le bout de papier en tergiversant. Il finit par prendre le téléphone. Après plusieurs bips, il entendit un crachotement et une voix féminine sur un répondeur : Vous êtes bien chez Liane Ammer. Étant entre Madrid, Rome, Athènes ou Le Caire, je ne suis pas joignable pour le moment. N'hésitez pas à me laisser un message si vous avez quelque chose à me dire. Sinon, vous pouvez raccrocher. Merci de parler après le bip.
Malberg entendit le signal, mais ne broncha pas. Il ne s'était pas attendu à tomber sur un répondeur. Quelle attitude adopter ? Devait-il raccrocher ? S'il donnait la raison de son appel, il lui laissait la possibilité de réfléchir. À supposer qu'elle ne soit pas au courant de la mort de Marlène, il valait mieux qu'il se contente d'une simple allusion.
- Je suis un camarade de classe de votre sœur Marlène. Vous êtes sans doute depuis longtemps au courant de ce qui lui est arrivé. Je vous serais reconnaissant si nous pouvions en parler brièvement au téléphone. Je me permettrai de vous rappeler ultérieurement.
Puis il raccrocha, soulagé.
La nuit était déjà tombée lorsque Malberg quitta la librairie pour rentrer à Grünwald, un faubourg situé au sud, avec ses villas et ses appartements régulièrement cambriolés. Malberg y avait acheté un appartement dix ans plus tôt, à une époque où les biens immobiliers y étaient encore abordables. Il n'avait pas envie de rentrer chez lui et ne comprenait pas pourquoi. Cette réticence ne fit que s'accentuer lorsqu'en pénétrant dans l'appartement, il sentit l'odeur de renfermé. Cela faisait dix semaines qu'il avait quitté son appartement, depuis le milieu de l'été. On était maintenant en automne, et le temps était maussade.
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