- D'accord, répondit Keller, très décontracté. Mais ce n'est pas tout. Plus loin, on voit Gueule-brûlée qui montre à son interlocuteur ses dix doigts, comme s'il voulait lui indiquer un chiffre. Et sur le cliché suivant, on voit Gueule-brûlée dans la même pose. Dix secondes exactement séparent les deux clichés.
Gonzaga ne comprenait pas.
- Que voulez-vous dire par là, Keller ?
Le chef de la sécurité fit un arrêt sur image.
- Regardez la trotteuse de vos montres.
Le cardinal et le préfet de police se regardèrent, perplexes. Ils finirent par s'exécuter. Keller écarta les doigts de ses deux mains tout en exécutant dix fois de suite le même mouvement du bras, comme pour demander à une voiture venant en face de lui de ralentir.
- Combien de temps cela a-t-il duré ? demanda Canella, qui se doutait où Keller voulait en venir.
- Dix secondes exactement, répondit ce dernier.
- Exactement ces dix secondes qui séparent les deux clichés. Dix fois le même geste, cela donne cent. Et, maintenant, regardez les lèvres de Gueule-brûlée !
- Il serre les lèvres, comme s'il voulait garder quelque chose pour lui, intervint Gonzaga.
- C'est possible, mais peu probable puisque les deux hommes sont en train de négocier quelque chose.
- Mille ! lança Canella. Cela pourrait correspondre au mouvement des lèvres de ce bonhomme. Si on relie cela aux gestes qu'il fait avec les mains, on peut imaginer que Gueule-brûlée exige de son interlocuteur cent mille...
- ... dollars ? demanda le cardinal secrétaire d'État très agité.
- Dollars ou euros, quelle importance ? commenta Canella. Une somme conséquente, en tout cas. La question se pose de savoir qui est prêt à débourser autant d'argent pour quelque chose, si ce n'est un trafiquant de drogue qui fait dans le gros ?
Keller fit comme s'il n'avait pas remarqué les troubles de coordination de Gonzaga et le tremblement qui s'était emparé de sa main droite. En tant que chef de la sécurité du Vatican, il était payé pour savoir que l'État du Vatican jouissait certes d'un statut particulier, mais qu'il était au demeurant un État comme les autres, avec des bons et des méchants.
Ce n'était pas la première fois que Keller était confronté aux initiatives très personnelles du cardinal secrétaire d'État, et ce n'était pas non plus la première fois que le comportement de Gonzaga le plongeait dans une certaine perplexité. Le cardinal secrétaire d'État était son supérieur hiérarchique direct, juste après le représentant de Dieu sur cette terre.
Le cardinal ne s'abaissait jamais à se préoccuper des viles besognes du service de sécurité. Il était plutôt d'avis que le Seigneur Dieu étendait ses mains protectrices au-dessus des papes.
L'histoire disait tout le contraire. Le poison, le poignard, voire les mains nues avaient plus d'une fois mis un terme au règne d'un pape.
Mais que savait Gonzaga pour se montrer si agité à la vue de ces enregistrements vidéo ?
De son côté, Canella avait lui aussi remarqué l'étrange comportement du cardinal. Il le regarda et lui demanda :
- Monsieur le cardinal, se pourrait-il que vous nous cachiez quelque chose ?
- Ou du moins que vous ayez une idée de ce qui se cache derrière cette scène sur l'écran ? ajouta Keller.
Gonzaga s'essuya le front et essaya de reprendre sa respiration :
- Est-ce un interrogatoire ? martela-t-il, au comble de l'agitation.
- Éminence, pardonnez-nous si c'est l'impression que nous vous donnons, répondit Keller. Mais l'affaire est trop importante, et de plus trop mystérieuse, pour que toute information, même la plus banale, puisse être négligée. Vous savez pertinemment vous-même qu'en ces temps de trouble, on ne peut pas écarter l'éventualité d'un attentat. Je répète donc ma question : avez-vous une idée...
- Non ! hurla Gonzaga. Je ne connais Gueule-brûlée que parce que je l'ai vu à la morgue. Quant à l'autre, je ne l'ai jamais vu. Et maintenant, laissez-moi tranquille !
Le cardinal appuya le bout de ses doigts sur ses tempes et poussa un long soupir. Son visage était écarlate.
- Je craque, je craque ! Je n'en peux plus...
Keller referma son portable, qu'il mit sous son bras. Canella s'inclina.
- Je vous présente mes condoléances pour la mort de votre secrétaire.
Keller s'inclina lui aussi, maladroitement. Sur ce, les deux hommes quittèrent ensemble le bureau du cardinal.
Cette nuit-là, Philippo Gonzaga fut incapable de dormir. Il ne cessa de se lever pour aller regarder de sa fenêtre la place Saint-Pierre illuminée. Il craignait que son silence n'ait éveillé les soupçons du préfet de police. Il faisait encore nuit lorsqu'il finit par s'assoupir et rêva encore de cochons.
Gonzaga se voyait courant dans un couloir sans fin entre des rangées de carcasses de cochons suspendues au plafond. Il s'avéra qu'il ne s'agissait pas de carcasses de porcs, mais de dépouilles de femmes suppliciées offrant leurs gros seins et leurs cuisses entrouvertes en pâture au regard.
Les bras du cardinal, lourds comme du plomb, pendaient le long de son corps. Toute tentative de se signer pour éloigner ainsi de lui ces apparitions diaboliques aurait été vaine.
Et, lorsqu'il se retourna, ce fut pour voir une armée d'évêques et de cardinaux, de religieuses et de monsignores dans des tenues surprenantes, armés d'épées comme des anges vengeurs. Il se mit à courir pour semer ses poursuivants.
Mais ils ne cessaient de gagner du terrain. Le premier levait déjà son épée et prenait son élan pour le couper en deux lorsque Gonzaga se réveilla, trempé de sueur et tremblant de tous ses membres.
49
Le jet de la compagnie régionale Embraer atterrit avec un retard de quatre-vingt-dix minutes à l'aéroport de Munich. Le vol Alitalia AZ 0432 s'était déroulé sans incident. Malberg avait somnolé, non sans avoir auparavant détaillé les passagers qui l'entouraient. Il n'avait rien remarqué d'inquiétant. Il n'y avait rien de surprenant à ce qu'il continue à souffrir d'une sorte de syndrome de persécution. Il lui faudrait encore un peu de temps avant de s'habituer à ne plus être recherché par la police.
Lorsqu'il monta dans un taxi devant le hall du terminal 1, il fut accueilli par de la pluie et des bourrasques qui soulevaient les feuilles d'automne. Bien qu'il n'eût pas remis les pieds depuis deux mois dans son appartement de Munich-Grünwald, Malberg décida de se rendre d'abord à sa librairie. Il ne s'était encore jamais absenté aussi longtemps depuis qu'il avait ouvert cette boutique. Fort heureusement, il pouvait se reposer entièrement sur mademoiselle Kleinlein.
En effet, Malberg n'avait aucune raison de se faire de souci. Le chiffre d'affaires avait même augmenté, alors que la tendance générale était plutôt à la baisse durant les mois d'été. Mademoiselle Kleinlein lui indiqua qu'il était grand temps d'effectuer de nouvelles acquisitions.
Le marché des incunables et autres livres précieux était comme asséché depuis que des spéculateurs avaient découvert que les « vieux papiers » - comme elle aimait à le dire en plaisantant - étaient un investissement rentable. Les offres ne manquaient pas, mais elles se limitaient le plus souvent aux ouvrages relativement courants, et qui plus est dans un état tel que les prix restaient assez peu élevés.
Malberg était penché sur les livres de compte lorsqu'il reçut un appel en provenance de Rome. C'était Barbieri.
- Lukas, c'est toi ?
- Cela m'aurait étonné que tu me laisses en paix ne serait-ce que deux jours, grogna Malberg. Alors, qu'est-ce qu'il y a ?
- Il y a que ça bouge, ici. À cause d'une histoire franchement idiote !
- De quoi parles-tu ? Peux-tu être un peu plus précis ?
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