Le souffle court, le cardinal suivait du regard le nuage de vapeur qui sortait de sa bouche pour disparaître entre les carcasses de porcs. Aucune réponse. Même pas un sifflement dans le haut-parleur. Sans remuer les lèvres, Philippo Gonzaga se mit à articuler le Credo en latin.
Il avait déjà récité des milliers et des milliers de fois cette profession de foi, mécaniquement, comme un automate.
Mais maintenant, dans cet environnement horrible, où le froid attaquait ses membres, où il craignait de perdre conscience d'un moment à l'autre, il réfléchissait sérieusement à la signification de ces mots : Credo in unum deum, patrem omnipotentem, factorem cæli et terræ, visibilium omnium et invisibilium. Et in unum dominum Jesum Christum, filium dei unigenitum. Et ex patre natum ante omnia sæcula...
- Vous m'entendez ? retentit la voix de l'inconnu dans le haut-parleur, interrompant les pieuses pensées du cardinal. Plus que quelques minutes, et nous aurons atteint la température idéale de moins dix-huit degrés.
Gonzaga voulut répondre, mais il en fut incapable. Il avait peur que sa mâchoire ne se brise s'il la remuait.
Il avait l'impression d'être un marbre de Michel-Ange. Il eût suffi d'un coup de marteau pour le faire éclater en mille morceaux.
Des morceaux de son corps à lui, de ses jambes, de ses bras et de ses doigts, qui se briseraient sur le sol en béton.
- Gonzaga, vous m'entendez ?
C'était de nouveau la voix inconnue qui l'appelait.
Il se taisait.
- Damnation ! Il est en train de s'évanouir ! Remontez la température ! Un cardinal mort ne nous serait plus d'aucune utilité. Un cadavre de cardinal ne peut que nous attirer des ennuis.
Ce furent les dernières paroles qu'entendit le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga avant de sombrer.
32
Dans la nuit, il s'était mis à pleuvoir. Les premières pluies depuis deux mois et demi d'un été sec.
Ignorant les recommandations de Barbieri, Malberg se mit en route de bon matin en direction du cimetière du Campo Varano, là où Marlène avait été enterrée dans l'anonymat.
Si on lui avait demandé pourquoi il bravait toutes les mises en garde et pourquoi il voulait se rendre là-bas, il n'aurait su que répondre. Quelque chose le poussait à retourner sur ce lieu.
La malhonnêteté de Paolo, le frère de Caterina, l'avait dépité, et il n'avait pas encore digéré cette déception. Il souffrait davantage encore de la trahison de Caterina.
Elle n'avait plus donné de ses nouvelles depuis leur dispute sur le Campo dei Fiori. Malberg considérait son silence comme la preuve flagrante de sa duplicité. L'avait-elle trahi parce qu'elle était jalouse de Marlène ? Malberg haussa les épaules. Il en était arrivé au point où la vie n'est supportable que lorsqu'on a un peu d'alcool dans le sang.
En chemin, il s'était arrêté dans une petite épicerie pour acheter une bouteille d'Averna, qu'il tenait à la main. La vinasse avait remplacé le café du matin.
Lorsqu'il pénétra dans le grand cimetière, de grosses gouttes de pluie s'écrasaient sur son visage. Ses vêtements mouillés lui collaient au corps. À le voir, on l'aurait pris pour un des innombrables clochards qui arpentaient les abords immédiats de la Stazione Termini.
Malberg avait mémorisé l'endroit exact où se trouvait la tombe, mais, dans son émotion d'alors, il avait dû confondre certains repères.
Toujours est-il qu'il mit un certain temps à se repérer au milieu de l'immense champ de pierres tombales, de mausolées aux allures de temples, ornés de kyrielles d'angelots kitsch et de messages larmoyants gravés dans les dalles pompeuses.
En dépit de l'heure matinale, il y avait autant d'animation dans le cimetière que sur un marché romain. Tous ceux qui étaient là n'écoutaient que leur chagrin, qu'ils tentaient de dominer chacun à sa manière. Devant une modeste tombe, surchargée néanmoins de décorations funéraires, il aperçut une vieille femme assise sous un parapluie, qui lisait à haute voix le journal à son défunt mari, comme elle le faisait sans doute chaque matin depuis de nombreuses années.
Sur une autre tombe dans laquelle, d'après l'épitaphe, était enterrée la femme d'un forain, s'entassaient des ours en peluche, des fleurs en soie et des cœurs en pain d'épice comme autant de lots gagnants d'un stand de tir ambulant.
On entendait dans le lointain la voix d'un orateur dont les paroles emmiellées métamorphosaient un avare en généreux bienfaiteur, qui n'avait « cessé d'être un exemple pour nous tous ».
Après avoir longtemps erré, Malberg tomba sur la parcelle qu'il cherchait, la 312 E. Mais, à l'endroit où il aurait dû trouver la tombe de Marlène, il tomba sur une dalle de marbre noir dont l'épitaphe gravée dans la pierre le laissa profondément perplexe :
JÉZABEL
Ne crains pas ce que tu vas souffrir.
Jézabel ? Malberg regarda autour de lui. Il était absolument sûr que c'était la tombe de Marlène. Jézabel ? Que pouvait bien vouloir dire cette étrange inscription ?
Mais, après tout ce qu'il avait vécu jusqu'à présent, Malberg n'était pas autrement surpris par cette nouvelle machination diabolique. Dans de tels moments, il se sentait livré pieds et poings liés à un adversaire beaucoup plus puissant que lui.
Pendant qu'il réfléchissait au sens que pouvaient avoir le nom et l'inscription, il entendit soudain un bruit de moteur derrière lui.
Se retournant, il aperçut une petite pelle mécanique qui se dirigeait droit sur lui. L'époque où les fossoyeurs creusaient les tombes à la force des bras était révolue. Le temps des fossoyeurs est fini, pensa-t-il, ils ont été remplacés par de simples excavateurs.
Il ne prêta guère attention à l'engin, préférant boire une gorgée de vin, fermer les yeux et tenter d'établir un contact avec Marlène, qui était étendue là, sous deux mètres et demi de terre.
Sa tentative échoua, car l'excavateur s'immobilisa non loin de lui, dans la rangée adjacente. Les circuits hydrauliques poussèrent un sifflement quand le conducteur de la pelle mécanique coupa le moteur. L'employé ouvrit la porte vitrée.
Malberg regarda avec étonnement une petite personne râblée s'extraire de l'étroite machine. S'agissait-il d'un homme ou d'une femme ? Il ou elle avait un visage bouffi et blafard. Ses cheveux étaient coupés si court qu'on voyait le cuir chevelu briller. La petitesse de cette personne, homme ou femme, était compensée par la taille de ses yeux. Jamais Malberg n'avait vu de si grands yeux.
Ce n'est que lorsque cette petite personne se dirigea vers lui que Malberg crut comprendre, à sa façon de se mouvoir, qu'il s'agissait d'un homme. Les fossoyeurs sont toujours des personnages singuliers. Mais celui qui venait vers lui en le saluant aimablement était à n'en pas douter encore plus singulier que les autres.
Il agitait étrangement les mains et les bras, sans prononcer un seul mot, du moins pas un seul mot qui fût audible. Il articulait différentes syllabes sans produire le moindre son. Malberg finit par comprendre que le conducteur de l'engin était sourd-muet.
Il pointa l'index une fois sur Malberg, une fois sur la tombe de Marlène. Malberg crut comprendre que l'homme lui demandait s'il avait un lien de parenté avec la personne qui était enterrée ici.
Malberg acquiesça.
L'homme au visage doux posa alors sa main droite sur son cœur et regarda Malberg de ses grands yeux.
Oui, acquiesça Malberg de nouveau. Il l'avait aimée. Il fut surpris de constater la facilité avec laquelle on pouvait se faire comprendre sans paroles. Il finit par sortir la bouteille de sa poche, il dévissa le bouchon et la tendit au petit homme.
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