Pendant qu'ils discutaient, la marquise sortait de l'immeuble délabré, encadrée par deux carabiniers. Elle portait un tailleur de lin clair à manches courtes et des sandalettes à talons hauts.
En apercevant Malberg, elle s'immobilisa un instant, haussa les épaules en inclinant la tête sur le côté comme pour dire : « Désolée, mais nous ne ferons pas affaire ensemble. » Puis elle monta dans le véhicule de police qui attendait.
- C'est un collectionneur résidant à Monte-Carlo qui a levé le lièvre, remarqua Caterina tandis qu'elle regardait la voiture des carabiniers s'éloigner. La marquise lui a proposé un très vieux volume portant des annotations du réformateur Melanchthon pour la modique somme d'un demi-million. Ce qu'elle ignorait, c'est que l'ouvrage avait justement été volé dans l'appartement de ce dernier, deux ans auparavant. Manque de chance.
Malberg partit d'un rire tonitruant, comme pour sortir d'un cauchemar. Devant le regard perplexe de Caterina, il glissa la main dans la poche intérieure de sa veste, en sortit le chèque de banque qu'il tint du bout des doigts sous le nez de la journaliste.
- Deux cent cinquante mille euros ? Mais... vous n'aviez quand même pas l'intention de... ?
- Si ! Et je pensais faire l'affaire du siècle. Toujours est-il qu'une étrange providence vient de me sauver de la faillite.
- Alors, bravo d'avoir loupé le coche au dernier moment !
- Oui, fit Malberg en secouant la tête. Je ne comprends même pas comment j'ai pu y croire. J'aurais dû me méfier lorsqu'elle m'a proposé l'ensemble pour deux cent cinquante mille euros. Mais l'appât du gain m'a aveuglé. Dieu soit loué, je m'en suis encore bien sorti.
Malberg était tout à ses pensées lorsque la journaliste lui posa tout à coup une question :
- Pensez-vous qu'il puisse y avoir un lien entre le meurtre perpétré sur Marlène Ammer et les affaires louches de la marquise ? Les deux femmes se connaissaient, n'est-ce pas ?
- C'est vrai, concéda Malberg. Ce ne serait pas le premier meurtre perpétré à cause d'un livre précieux.
11
Une jeune fille svelte et gracieuse faisait son jogging sur la promenade du Rhin, à Cologne. Sa queue de cheval se balançait joyeusement au rythme de ses foulées. Une agréable fraîcheur montait du fleuve qui coulait paresseusement dans la lumière du petit matin.
La jeune fille s'arrêtait fréquemment pour se retourner en criant : « Shakespeare ! Shakespeare ! »
Émergeant de quelque recoin, une boule de poils blancs, un mignon petit westie, se lançait alors à la poursuite de sa maîtresse qui avait repris sa course.
De façon singulière, les femmes aiment donner à leurs chiens des noms de grands poètes ou de grands artistes.
Un phénomène qui conserve autant de mystère que l'Apocalypse de saint Jean...
Arrivé à la hauteur de l'embarcadère de la compagnie de croisières Cologne-Düsseldorf, Shakespeare poussa de furieux aboiements, comme si une douzaine de rottweilers enragés étaient à ses trousses.
La jeune fille tenta en vain de rassurer la petite bête, elle l'appela, revint sur ses pas, et c'est alors qu'elle fit une macabre découverte.
Pendant la nuit, le Rhin avait charrié le cadavre d'un homme nu, qui avait échoué entre les piliers de l'embarcadère. Il flottait en surface, à plat ventre, les bras étendus en croix.
Ce cadavre de sexe masculin donna du fil à retordre à la police de Cologne.
Il s'avéra rapidement qu'il ne pouvait s'agir ni d'un accident ni d'un suicide, puisque le visage de cet homme d'une quarantaine d'année présentait un impact de balle, laquelle avait réduit en bouillie la moitié gauche de la calotte crânienne, entraînant la mort sur le coup.
Compte tenu de l'état du cadavre et du débit du fleuve, les enquêteurs conclurent que l'homme avait été assassiné entre Bingen et Neuwied.
L'autopsie, pratiquée deux jours plus tard, confirma les hypothèses émises au début de l'enquête : l'homme avait été abattu à une assez grande distance par une arme de gros calibre, probablement une mitraillette d'origine russe.
On trouva deux projectiles dans sa tête, mais aucune trace de brûlure ni de poudre.
Le médecin légiste du CHU de Cologne releva aussi des blessures à la cuisse droite, sans lien avec le meurtre, qui devaient remonter à plusieurs années. Il n'était donc plus possible d'en déterminer l'origine.
Les médecins consignèrent dans leur compte rendu d'autopsie qu'il y avait environ quatre-vingts pour cent de chances pour qu'il se soit écoulé une douzaine d'heures entre le crime et l'immersion du cadavre dans le Rhin.
Ils ne trouvèrent aucune trace d'eau dans les poumons de l'homme.
On pouvait donc en déduire que la victime n'avait pas été tuée alors qu'elle était dans l'eau ou qu'elle y nageait. Les analyses ne révélèrent pas la présence d'alcool ou de drogue dans le sang.
Le dossier reçut la référence K-0103-2174, et le procureur de la République entama une procédure d'information judiciaire contre X.
Le lendemain, une photo de l'homme défiguré faisait la une du Kölner Express , assortie d'une légende en gros caractères :
UN MEURTRE MYSTÉRIEUX
Appel à témoins
12
Il était encore tôt. Le cardinal Gonzaga était assis devant deux piles de dossiers soigneusement entassés dans son bureau situé dans le palais du Saint-Siège apostolique, directement en dessous des appartements privés du pape. Des voix lui parvenaient par la fenêtre entrouverte qui donnait directement sur la place Saint-Pierre. Il reconnut les pères franciscains, bavards comme des pies, qui se rendaient du Palazzo del Tribunale aux confessionnaux de la Basilique... Gonzaga apposait machinalement sa signature au bas des documents ; il ne semblait pas vraiment être à ce qu'il faisait, car son regard pensif se tournait sans cesse vers la fenêtre, comme si toute cette paperasserie l'ennuyait. Il finit par poser son stylo noir pour s'adosser à son fauteuil, tout en remettant en place la ceinture rouge qui épousait les contours de son ventre, sous sa soutane noire.
Le secrétaire du cardinal entra dans la pièce sans frapper.
- Bonjour, Éminence, le courrier !
- Quelque chose d'important ? demanda Gonzaga en jetant un regard rapide aux lettres déjà ouvertes.
- Autant que je puisse en juger, non, Éminence. À moins que...
- Oui ?
Soffici extirpa une feuille du tas de courrier.
- Un courriel de l'archange Gabriel !
- C'est un peu niais, vous ne trouvez pas ?
- L'idée n'est pas de moi, mais de sœur Judith, de l'Ordre des sœurs servantes de l'Eucharistie, qui s'occupe du service Internet. Elle a donné à ses ordinateurs des noms d'archanges : Michel, Raphaël et Gabriel.
Gonzaga s'efforça de sourire. Chose qu'il ne savait pas faire. Comme il se plaisait à le dire, derrière un sourire, c'est le diable qui se cache.
Depuis sept ans qu'il exerçait cette fonction de cardinal secrétaire d'État, Gonzaga avait appris que seule une bonne dose de cynisme permettait de supporter le fardeau de sa charge. Soudain, il se figea à la lecture du message imprimé :
Éminence. Ce fut pour moi une joie, pour ne pas dire un plaisir, de vous rencontrer dans le ciel. En ce qui concerne la proposition que je vous ai faite, je suis prêt à vous céder cet échantillon du sang de Notre-Seigneur contre une somme de cent mille dollars, un montant qui me paraît convenable. Je me permettrai de vous contacter dans les jours qui viennent, afin de mettre au point les modalités de la transaction, en usant du pseudonyme suivant : Gueule-brûlée.
Le cardinal était plus choqué par le nom du signataire que par l'insolence du texte.
- Un fou, remarqua Soffici avec un haussement d'épaules qui cachait mal sa perplexité. Nous recevons presque quotidiennement des lettres de ce genre. Mais il faut avouer que celle-ci se différencie des autres par son art consommé de la formulation. Que veut-il dire lorsqu'il écrit qu'il vous a rencontré dans le ciel ?
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