Le cardinal n'osait pas poser la question à l'inconnu. Il était sûr de ne pas obtenir de réponse, ou tout au plus d'entendre un mensonge. Gonzaga cherchait désespérément l'indice qui lui permettrait d'établir un lien entre les événements de ces derniers jours et l'offre inattendue de cet inconnu.
Mais le temps lui manquait pour élaborer une explication, ou même une simple hypothèse qui lui aurait permis de donner une interprétation rationnelle de cette situation. D'ailleurs, Gonzaga était bien trop déconcerté pour être en mesure de tirer des conséquences logiques de ces événements troublants.
Le voisin de Gonzaga interrompit là ses réflexions :
- Vous n'avez pas encore demandé le prix, dit-il avec un regard interrogateur. Il est vrai qu'une telle pièce, contrairement à un tableau du Titien ou du Caravage, n'a pas de valeur marchande. Mais je pense qu'elle peut être estimée dans une échelle de prix comparable. Qu'en pensez-vous ?
Gonzaga n'avait aucune idée de ce que pouvait coûter un Titien ou un Caravage. Il se refusait d'ailleurs à l'envisager sous cet angle. Comment pouvait-on comparer une goutte de sang du Christ avec une toile peinte par la main de l'homme ?
- Soyons clairs. poursuivit l'inconnu. J'aurais également pu proposer cette relique aux Flagrantes . Mais je voulais jouer franc jeu et la proposer d'abord au Vatican. Ce petit morceau d'étoffe a sans doute plus de valeur pour l'Église que pour qui que ce soit d'autre.
Ce type était donc au courant. Gonzaga en avait des sueurs froides. Certes, il pouvait s'agir d'une monstrueuse escroquerie. Mais cet homme était trop bien informé pour être un simple truand. Hors de question de prendre à la légère quelqu'un qui connaissait les appellations des coffres des archives secrètes du Vatican.
- Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, commença Gonzaga en cherchant ses mots. Vous seriez-vous imaginé que j'allais aussitôt tirer un chèque de ma poche ? Et puis quoi encore ?
- Monsieur le cardinal, dit l'étranger d'un ton soudain plus pressant, vous seriez bien avisé de nous prendre au sérieux, nous et l'offre que nous vous faisons !
- « Nous » ? Dois-je comprendre que vous n'agissez pas seul, mais que vous avez derrière vous une organisation criminelle ?
L'homme était visiblement en colère ; pour se calmer, ou simplement pour ne pas montrer sa gêne, il caressa le plastique transparent sans répondre.
- Dites-moi enfin votre prix ! insista le cardinal.
- Faites-moi une offre et multipliez la somme par deux !
Gonzaga écumait de rage. Ce type était sûr de son coup.
Après un long silence, l'inconnu se leva de son siège et se pencha vers Gonzaga. Il n'en parut que plus menaçant.
- Prenez le temps de réfléchir. Je vous rappellerai dans les prochains jours.
Sur ce, il disparut derrière le rideau gris argenté qui séparait la classe affaires de la classe économique.
Gonzaga regardait par le hublot, l'air absent. Il était comme tétanisé. L'avion glissait à cinq mille mètres au-dessus des hauts sommets enneigés des Alpes suisses. Gonzaga avait conscience de s'être engagé dans un jeu dangereux.
Un jeu extrêmement dangereux.
10
En arrivant le lendemain à Rome, Lukas Malberg trouva à son hôtel un message de Caterina Lima : Appelez-moi d'urgence. Il y a du nouveau concernant Marlène Ammer.
Les mystérieuses lignes consignées dans le calepin de Marlène avaient pour un temps distrait Malberg de l'affaire du siècle qu'il était sur le point de conclure. Voulant en terminer aujourd'hui, il avait préparé un contrat, prévoyant l'acquisition de la collection complète de livres du marquis Falconieri contre un montant de deux cent cinquante mille euros.
Il resterait ensuite à résoudre le problème du transport de la précieuse cargaison de Rome à Munich.
Après s'être installé dans sa chambre à l'hôtel Cardinal, Malberg prit son téléphone pour appeler la journaliste.
Caterina semblait être dans cet état de fébrilité dont les journalistes sont coutumiers. Toujours est-il qu'elle lui proposa de se retrouver au Colline Emiliane pour déjeuner. Et comme Caterina, en dehors de son excitation au téléphone, dégageait aussi une bonne dose de charme auquel Malberg était tout sauf insensible, il accepta sans hésiter et se mit en route. Le restaurant se trouvait dans une petite rue calme donnant sur la Via Degli Avignonesi ; il n'était connu que de quelques privilégiés qui vantaient la cuisine extraordinaire d'Emilia Romagna. Malberg était attendu.
Il avait conservé de Caterina le souvenir d'une jeune femme décontractée, pour ne pas dire négligée, avec des nattes et sans maquillage. Il fut surpris de la trouver en jupe courte avec un corsage blanc au décolleté profond. Ses cheveux tombaient sur ses épaules, ses lèvres étaient soulignées d'un léger trait de rouge. Lors de leur première rencontre, Caterina n'avait pas cessé de parler, déversant à toute vitesse des flots de paroles. Aujourd'hui, elle donnait presque l'impression d'être abattue. Elle parlait très lentement, pesant ses mots, mais, surtout, elle s'exprimait à voix basse en regardant autour d'elle dans le restaurant à moitié vide pour s'assurer que personne n'épiait leur conversation. C'est en tout cas l'impression qu'avait Malberg.
- Cette histoire avec Marlène sent le roussi, commença-t-elle tout bas, elle sent même très mauvais.
Elle glissa une photocopie à Malberg.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Le rapport d'autopsie de l'Institut médicolégal de la faculté de médecine. Le médecin légiste de service, un certain dottore Martino Weber, a constaté la présence d'hématomes à l'arrière du crâne. Elle avait aussi le nez cassé, des touffes de cheveux arrachées et il y avait des traces de sédatif dans le sang. Weber a aussi trouvé sous les ongles des morceaux de peau qui indiquent que Marlène s'est débattue.
Malberg hocha la tête en silence. Pendant que Caterina parlait, la vision de Marlène, de son corps nu dans l'eau, lui revenait à l'esprit. Il prit une grande inspiration comme s'il allait se lancer dans une explication, comme pour lui dire que tout cela corroborait ce qu'il avait vu de ses propres yeux. Mais il préféra se taire.
- Et, en dépit de tout cela, l'affaire a été classée sans suite ! poursuivit Caterina. Vous comprenez, vous ?
La journaliste était très énervée. Ils commandèrent des pâtes et un pichet de vin. Caterina attendait une réponse à la question qu'elle venait de poser. Mais Malberg gardait le silence. Les deux hommes dans la cage d'escalier ! Il ne pouvait pas s'imaginer que les choses aient pu dégénérer à ce point entre la marquise et Marlène. C'était impossible.
Mais il n'était pas exclu qu'elles aient entretenu une relation d'un genre bien particulier. Il émanait de Lorenza Falconieri une froideur susceptible d'attirer aussi bien les hommes que les femmes. Il n'avait pas vu Marlène depuis des lustres. Que savait-il d'elle, au juste ? Apparemment, elle s'était complètement métamorphosée au fil des années... Mais pour quelle raison les enquêteurs avaient-ils renoncé à faire toute la lumière sur le crime dont elle avait été victime ? Pourquoi avait-on classé l'affaire sans suite ?
Tandis qu'il remuait d'un air ennuyé sa fourchette dans ses pâtes, Malberg sentit que la journaliste l'observait attentivement. Il était certain que Caterina Lima en savait plus que ce qu'elle voulait bien dire. Elle se méfiait de lui.
Au moment même où il s'apprêtait à lui raconter la vérité, à lui confesser qu'il avait été le premier à découvrir le meurtre, Caterina Lima le prit de court :
- Je ne sais pas sur quel pied danser avec vous. En fait, je ferais mieux de m'abstenir de vous voir.
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