— Vous n’avez rien trouvé?
— Non. Vous n’avez pas de servante à la voix geignarde?
Elle secoua la tête, les yeux fixés sur lui. Il lui expliqua pourquoi.
— Si on a fouillé, dit-elle, c’est avec beaucoup de soin. Je n’ai rien remarqué.
— Parlez-moi de ces deux coups de fil reçus.
— L’un était de José Cambo, le fondé de pouvoir du magasin. Kovask lui raconta sa rencontre avec le jeune homme.
— L’autre venait de l’aérodrome.
— Vous avez écouté?
— Non, j’étais à la cuisine et mon mari parlait avec l’appareil du hall.
Kovask lui offrit une cigarette.
— Avait-il un informateur là-bas.?
Elle sourit tristement.
— Je savais qu’il travaillait pour la C.I.A., mais j’ignorais tout.
— Sauf le nom de Martel. Le plus important.
Son sourire demeura.
— Une erreur de Pedro. La seule que je lui aie vu commettre. Il le regrettait d’ailleurs.
— Son autre coup de fil, celui qu’il a donné, lui.
— Il a appelé Madrid.
— Le siège de la société Erwhein?
— Je suppose. Je suis sortie pour faire mes courses dans le quartier.
Il se demanda si elle éludait ses questions ou si elle était franche.
— Qui connaissait-il à l’aérodrome?
La jeune femme réfléchit puis se leva.
— Attendez. Je vais demander un nom aux femmes qui veillent.
— Ne vont-elles pas s’étonner?
— Y pues?
Elle revint un quart d’heure plus tard. Il avait trouvé le temps long, mais le mari de cette femme gisait dans un cercueil dans la pièce voisine. Les circonstances étaient exceptionnelles, et il devait se féliciter de trouver une veuve lucide et dépourvue de sentimentalisme.
— Toutes les semaines, un jardinier vient s’occuper des arbres et des pelouses. Il travaille à l’aérodrome. Son nom est Perico. On l’appelle El Machote, maillet. Il habite Triana de l’autre côté du fleuve. Vous ne trouverez pas.
Kovask était familier de ces tournures espagnoles. Les gens commencent par dire ainsi. « Vous ne trouverez pas, c’est impossible. » Ils attendent. C’est un test pour juger la volonté de l’interlocuteur.
— J’essaierai.
— Les gens de Triana vont vous envoyer à l’autre bout de la ville. Écoutez-moi bien.
Il écouta.
— Vous allez prendre le tram. Un taxi vous classerait comme touriste. Vous irez jusqu’à la calle de San Jacinto. Un peu plus. Loin, il y a une maison de danse. « La Camote ». C’est sale et puant, mais les filles ne dansent pas plus mal qu’ailleurs. Les touristes n’aiment les danses que dans la crasse et la fumée des cigares. Vous boirez et applaudirez comme les autres, puis vous passerez dans la cour. C’est facile. Suivez la rangée de barriques. Si on vous arrête, dites que vous allez un moment dans la cour. Tout le monde y va pour ses besoins. Il y a un escalier en bois, tout au fond. Vous verrez une cuisine où on cuit les pestinos dans des chaudrons d’huile. Deux vieilles sorcières travaillent pour la maison de danse. Montez l’escalier jusqu’au deuxième étage. El Machote habite là.
Si je dois passer pour un touriste à la maison de danse, pourquoi ne pas commencer tout de suite en prenant un taxi?
Elle secoua la tête :
— Vous serez suivi du taxi à la maison de danse. Des gosses et des mendiants. Parmi eux, il y a toujours un indicateur de la police. Je ne crois pas qu’El Machote vous soit bien utile. C’est un brave homme, anarchiste et anticlérical. Ici, on ne pardonne pas ces deux façons de penser, mais il est considéré comme inoffensif.
Quand il descendit du tram, le quartier vivait pleinement. Ça sentait la friture et le vin. Il se mêla à la foule sans se faire remarquer. Il était dix heures du soir, mais l’air était épais de poussière et de chaleur. Il comprit ce qu’avait voulu dire dona Isabel en voyant un taxi pris d’assaut par un groupe de gosses et de mendiants. Les passagers s’épouvantaient avec un bel accent wallon.
La salle de danse était pleine. Une pièce carrée, blanchie à la chaux. Des guéridons sur le devant, des bancs de bois en arrière. Un jeune garçon s’essayait au flamenco et enflammait les joues d’une Anglaise par d’audacieux regards. Serge se laissa glisser en direction des barriques. Un verre de vin lui vint à la main.
— Veinte.
Il paya, goûta le manzanilla. Il était frais et bon. Une fillette lui apporta une assiette de pestinos comme s’il les avait commandés. Les beignets au miel étaient encore brûlants.
Dans le cercle étroit, ça s’animait. Une gitane dansait avec ardeur. Il but un autre verre de vin, en commanda d’autres qu’il fit couler sur le sol. Aucune importance, il y en avait des flaques.
Une heure il patienta, applaudissant et faisant semblant de boire. Quand il se leva pour longer les barriques en direction de la cour, personne ne lui demanda où il allait.
L’odeur de friture le guida. Les deux sorcières annoncées titubaient de fatigue, et peut-être d’ivresse, devant les chaudrons où bouillait l’huile des beignets. La fillette les empilait sur des assiettes. À côté de l’escalier, fermentait un relent d’urine.
Le bois des marches craqua, gonflé de chaleur. Il heurta une danseuse qui descendait, jupes relevées en haut des cuisses. Elle avait un visage maigre et laid, luisant de sueur. Elle lui éclata de rire au nez, secoua ses jupes avec une obscénité fusant de ses lèvres.
Au deuxième, un homme barrait le passage sur la galerie. Assis sur une chaise, il avait le visage enfoui dans ses deux bras posés sur la barrière.
— Perdoneme, dit Kovask.
L’autre se redressa.
— No pasara el fasismo !
Viva la arnrquia, répondit Kovask, pris d’une inspiration subite.
Mais l’homme restait méfiant.
— Don Perico?
— El Machote, pour vous servir, grogna l’autre. Qui êtes-vous?
— C’est la señora Rivera qui m’envoie.
— Comme ça. Pourquoi pas le Caudillo? Kovask sourit :
— Surtout pas lui ! Ce matin vous avez téléphoné à don Pedro. C’est bien vous?
— Et puis, si c’est moi?
— C’est important.
L’autre lui jeta un long regard, tourna la tête derrière, se pencha sur le gouffre de la nuit d’où montaient des vapeurs d’huile chaude.
— C’est pour la Cause?
Kovask se dit que Rivera devait faire marcher le jardinier en lui laissant entendre qu’ils complotaient ensemble pour la prochaine révolution.
— Oui, je suis un de ses bons amis.
— Don Pedro avait dit que le jour où je lui annoncerais quelque chose d’intéressant, j’aurais droit à un billet de mille pesetas.
Kovask sortit un billet de cinq cents.
— Un autre, si c’est vraiment intéressant.
— Venez.
Et Machote habitait une pièce qui n’ouvrait que sur la galerie. Le moins souvent possible, semblait-il. Une ampoule mourante faisait couler sur le taudis une lumière désolée.
— J’ai du valdepenas.
Il emplit des tasses épaisses.
— Ce coup de téléphone? Demanda Kovask.
— Ce matin. Mais parce que je me suis souvenu d’une chose au sujet de l’avion militaire qui avait atterri la veille. J’étais au terrain au lever du soleil, et voilà que cet appareil vient se poser pas très loin de moi. J’aime bien les avions. Pendant la révolution, j’aurais bien voulu être mitrailleur. Rrrra … Rrrra … sur ces sales fascistes. Ça doit faire plaisir.
— Alors, cet avion?
— C’est à cause du vieux. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Mais j’ai pensé à lui toute la nuit. Je savais que c’était quelqu’un. Un bon type. Ce vieux-là il me donnait envie de pleurer et je ne savais pas pourquoi. Et j’ai cherché pendant la journée, la nuit. Ce matin, c’est venu d’un seul coup.
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