— J’ai rendez-vous avec don Pedro, dit l’Américain.
L’autre lui adressa un regard étrange.
— Rendez-vous ici?
— Oui, dit Serge Kovask sèchement.
La jeune femme le regardait, comme si elle voulait lui dire quelque chose.
— Écoutez, señor. Don Pedro ne pourra pas vous recevoir. Ni aujourd’hui ni demain. Il vient d’avoir un accident mortel sur la route de Cordoue.
Kovask joua la surprise douloureuse.
— Mais ce n’est pas possible ! Ce matin encore, au téléphone, nous avons bavardé plusieurs minutes. Mon nom est Serge Kovask et je suis inspecteur des ventes chez Erwhein. Je viens de Lisbonne et il est question d’inclure le sud de l’Espagne dans ma zone.
Inexplicablement l’Espagnol lui paraissait sceptique.
— Don Pedro a dû vous parler de moi, insista Kovask.
L’autre secoua lentement la tête, puis sourit avec une certaine cruauté.
— De moi également. Je suis son fondé de pouvoir pour Séville.
Kovask secoua la tête.
— José Cambo. J’ai appris la terrible nouvelle il y a une heure. Depuis je suis entré en communication avec Madrid où se trouve le siège de la société. J’ai toutes les instructions pour les jours à venir en attendant qu’une décision définitive soit prise.
L’Américain sourit. Il avait d’abord pensé que l’Espagnol avait quelque chose à cacher, mais don José se méfiait surtout de lui comme d’un terrible concurrent pour le poste à pourvoir.
— Savez-vous si la señora Rivera se trouve chez elle?
— Certainement pas. C’est elle qui m’a averti de l’accident. Elle se trouvait alors à Ecija.
Kovask réprima sa surprise.
— Il y a une heure?
— Oui, l’accident s’est produit un peu après quatorze heures et la señora Rivera a été prévenue immédiatement.
L’Américain se souvenait de la voix geignarde de la servante l’informant que Mme Rivera venait de partir. Or il avait téléphoné vers cinq heures. José Cambo avait reçu son coup de fil à cette heure-là, mais d’une ville située à 90 km de Séville.
— Je vais me rendre avenue de Rome. Il y a certainement quelqu’un?
— Non. La señora Rivera a pris un taxi pour se rendre à Ecija. Ils n’ont pas de domestique.
Kovask eut envie de jurer. Il venait de passer à côté d’une occasion unique. La femme à la voix geignarde fouillait certainement la villa en l’absence de la veuve.
— C’était d’ailleurs inutile, dit encore l’Espagnol. La señora Rivera accompagnait son mari dans ses déplacements et ils restaient parfois plusieurs semaines sans revenir à Séville.
Il avait demandé à Duke Martel si la femme de Rivera était au courant des activités, secrètes de son mari, et le responsable de la C.I.A. n’avait pu se prononcer. Si la jeune femme accompagnait son époux dans ses tournées, il y avait de grandes chances pour qu’elle soit, elle aussi, dans le bain.
— Les obsèques ont lieu à Séville?
— Demain, répondit l’Espagnol. À dix heures du matin.
— Je vous remercie, dit Kovask.
— Je ne sais pas si Madrid enverra un représentant de la direction. C’est un peu rapide, mais dans notre pays, avec cette chaleur …
Serge Kovask prit congé et roula en direction de l’avenue de Rome. Il voulait repérer la villa de Rivera. Il n’espérait plus y trouver la femme à la voix geignarde. Elle avait joué la comédie de la vieille servante éplorée, mais pourquoi avait-elle répondu à l’appareil? Au cas où l’appel aurait pu lui fournir un renseignement? Attendait-elle un signal d’un complice aux aguets à l’extérieur?
La villa des Rivera était une construction assez récente, semblable à celles du quartier. Un jardin avec des palmiers et des orangers s’étendait de la grille à la porte principale.
Il ne remarqua rien de suspect. Il fit demi-tour un peu plus loin. Quand il revint, une fourgonnette noire était arrêtée devant la villa. Des employés des pompes funèbres sortaient des draps funéraires de l’intérieur.
Serge Kovask gagna le centre de la ville, se disant que rien ne pouvait arriver avant le lendemain dix heures. Il s’installa à la terrasse d’un café, calle de Sierpes. Il en profita pour consulter un guide américain sur la ville. Il lisait nonchalamment en regardant la foule et les jolies femmes, quand soudain il sursauta sur un passage de son livre.
Les veuves n’assistaient pas, généralement, aux obsèques de leur mari.
Il resta ensuite rêveur, le livre ouvert à la main. Il avait la certitude qu’il se passerait quelque chose le lendemain. Un événement grave, dangereux pour la señora Rivera. Même si elle ignorait tout des occupations occultes de son mari. Les assassins de don Pedro n’allaient pas reculer devant un autre crime.
Il lui téléphonerait dans une heure ou deux, même s’il risquait de commettre la pire des inconvenances.
Quand le professeur Enrique Hernandez remonta du sous-sol bétonné où il venait de passer deux heures à examiner le malade, il eut un sourire pour le ciel bleu, les palmiers et les orangers.
Un pas crissant sur le gravier rose du parc le sortit de son enchantement. Le propriétaire des lieux, Julio Lagrano, un riche Andalou, personnage politique très important, arrivait vers le célèbre professeur de médecine. Alors que le savant, maigre et un peu voûté, souriait facilement, Julio Lagrano, gros jusqu’à l’obésité, gardait toujours sur ses lèvres un pli dédaigneux.
À sa boutonnière se trouvait l’insigne des cinq flèches maintenues par un joug d’attelage. Le professeur aussi avait un insigne semblable, mais il ne le mettait plus depuis quelques années.
— Alors, professeur?
Hernandez réprima un sourire. Alors que, dans les congrès internationaux, on le traitait avec le plus profond respect, ce grand d’Espagne lui parlait comme à un domestique. Dans ce pays, il ne servait à rien d’être un des plus grands spécialistes mondiaux de cancérologie.
— Le malade est gravement atteint. La leucémie est déjà déclarée et …
Julio Lagrano eut un geste d’impatience.
— Je me fiche des symptômes ! Est-il en état de parler?
— Non.
Le chef phalangiste se mit en face de lui pour plonger son regard dur dans les yeux du Professeur.
— Vous savez que c’est très important pour notre pays. Je me demande, professeur, si vous êtes bien pénétré de la mission que nous vous avons confiée.
Hernandez se rembrunit :
— Parfaitement. Mais en laissant cet homme dans cette cave, il est impossible de favoriser sa guérison.
— Je ne tiens pas à ce qu’il guérisse, mais à ce qu’il parle.
— Personnellement je suis contre, dit fermement le savant. Mon métier est de guérir les gens. C’est tout. Il y a deux jours que je suis ici et j’ai perdu beaucoup de temps. Il me faudrait rentrer à Madrid avec ce malade pour espérer obtenir un résultat.
L’Andalou haussa grossièrement les épaules.
— C’est impossible.
— L’homme est gravement brûlé. Il s’est trouvé tout près d’une importante source de radioactivité. Ses brûlures sont profondes. Aucun appareil de radiologie n’a pu les provoquer. Il faut …
— Gardez vos conclusions pour vous, professeur. Il vaudrait même mieux que vous vous efforciez de ne plus y penser.
— Est-ce un secret touchant la défense nationale?
— Restons-en là. Donc la seule solution pour vous, c’est le transfert de cet homme à Madrid?
— Oui.
Enrique Hernandez paraissait soucieux cependant.
— Qu’y a-t-il, professeur?
— Malgré vos conseils je pense à cette source de radioactivité. Il faudrait que de sévères mesures soient prises. Sinon la contamination sera rapide et il y aura des dizaines de malades.
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