Deux volets en bois fermaient le magasin. C’était d’ailleurs beaucoup dire. Il s’agissait d’un étal. Andrés Gracian et sa marchandise occupaient l’intérieur et le client se présentait en restant dans la rue.
Le silence le plus complet régnait dans le quartier. Malgré leur goût pour les veillées tardives, tous les habitants étaient couchés. Une chaleur lourde ayant emmagasiné des relents déplaisants stagnait entre les maisons. Pendant quelques minutes il examina l’endroit, consulta sa montre. Trois heures trente.
Il allait traverser la rue quand une lumière jaillit au premier étage. Les fenêtres n’avaient pas de volets mais des barreaux de fer. Il vit une silhouette aller et venir dans la chambre.
C’est alors qu’il aperçut, à côté de la boutique, une charrette à bras chargée de caissettes vides. Avec un sourire il se reprocha de n’y avoir pas pensé plus avant. Un poissonnier, ça se lève tôt pour aller faire ses approvisionnements. En quelque sorte, le briefing lui avait rendu service.
En haut la lumière déteignit, mais quelques secondes plus tard une autres’éclaira au fond de la boutique. Kovask s’éloigna pour rejoindre l’ombre d’un recoin. Bien lui en prit, car Gracian vint ouvrir les volets de la boutique, jeta un regard à droite et à gauche avant de rentrer. Une minute plus tard un moulin à café était manœuvré par une poigne énergique, il s’approcha, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il y avait une cuisine borgne dans le fond. Il entra silencieusement.
Gracian faisait bouillir de l’eau sur le gaz. Il se tourna brusquement. Bien que de taille moyenne il devait être costaud.
— Que voulez-vous?
Kovask baissa la tête et la casserole d’eau bouillante passa au-dessus de lui, le mouillant en partie. En même temps, Gracian lui fonçait dessus. Il frappa avec violence, jouant habilement de ses jambes. Kovask pensa qu’il avait affaire à un ancien boxeur.
Une nouvelle fois, le poing l’atteignit au-dessous de l’oreille. Il riposta, mais le poissonnier savait encaisser. Alors, Kovask changea de tactique et céda du terrain. L’autre y crut. Jusqu’à présent, on n’avait jamais douté de sa force et de sa réputation. Il perdit un peu de prudence et Kovask le manipula à sa guise.
Il hurla à cause du coup de pied à son genou, hurla encore à cause du genou qui venait exploser contre son menton alors qu’il se baissait instinctivement. Il s’effondra lamentablement sous le couperet d’une manchette calculée. Kovask tenait à son bonhomme. D’une seule main, il le releva et le frappa en pleine face. Le coup étourdissait, aveuglait, faisait perdre la réalité extérieure. Gracian gémit. Jamais il n’avait été sonné de la sorte. Un deuxième coup lui fit éclater le nez et il étouffa. Il pompa l’air comme un poisson hors de l’eau.
À ce point-là, Kovask l’étudia. À demi agenouillé, Gracian essayait de récupérer, mais l’entraînement n’y était plus. L’arête nasale brisée le gênait surtout.
— Je remets ça?
À travers ses yeux pleins de larmes il vit son adversaire et secoua instinctivement la tête.
— Très bien, dit l’autre. Je viens de la part de Rohmer. Tu sais de quoi il s’agit?
Andrés Gracian releva la tête.
— Ne fais pas celui qui ne comprend pas. Les bazookas ne sont plus ici? Tu les as remis à qui?
Une voix appela du premier étage.
— Andrés, con quien hablas?
Kovask sortit son automatique.
— C’est ta femme?
— Oui.
— Rassure-la.
Gracian répondit avec une certaine grossièreté, priant son épouse de s’occuper de ses affaires.
— Tes gosses sont là-haut?
Une lueur d’inquiétude passa dans le regard du poissonnier.
— Pourquoi?
— Sais-tu où se trouvent Rohmer et ses complices? À l’infirmerie du camp. Ils sont gravement atteints pour avoir manipulé ces rockets.
— C’est faux, il n’y avait aucun danger.
— Toutes les précautions n’avaient pas été prises. Où les avais-tu cachés?
— Là-haut.
Kovask le regarda gravement.
— Tu es en danger. Non seulement toi, mais ta femme et tes gosses.
L’autre s’arrêta d’étancher son nez qui coulait.
— Vous mentez. C’était comme de petits obus ordinaires. Les trois parties étaient séparées.
— Comment crois-tu que nous nous soyons rendu compte des vols? Rohmer et ses complices ont passé un examen médical, et c’est ainsi que nous avons découvert leur mal. Ils ont tout avoué. Cette fois l’ancien boxeur parut ébranlé.
— Je ne les ai gardés que deux jours ici.
— C’est suffisant. Qui est venu les chercher?
Méfiant, l’autre se tut.
— Je te promets de vous envoyer passer un examen à l’infirmerie du camp, toi, ta femme et tes gosses. Il n’y a que là-bas qu’ils peuvent vous guérir, si toi et les tiens êtes atteints.
— Je ne peux pas parler. Ce serait de la folie, me condamner plus sûrement encore.
— À ta guise ! N’empêche que je vais t’emmener avec moi. Ne crois pas t’en sortir ainsi.
L’autre se redressa. Mais Kovask, déjà, était sur lui et le frappait sèchement. Profitant de son désarroi, il prit un tranchoir pour les gros poissons. À moitié groggy, Gracian crut qu’il allait lui fendre le crâne et poussa un hurlement de terreur. L’Américain le frappa avec le large couteau, mais à plat, sur le sommet du crâne. Le poissonnier s’écroula. Il le chargea sur son épaule et démarra. La femme criait et ses pas faisaient trembler le plafond. Il balança son prisonnier sur le siège arrière et mit en route.
Quelques minutes plus tard, il s’immobilisait devant l’immeuble de l’Amirauté. Gracian n’avait pas repris connaissance. Dans l’escalier, il croisa Brandt qui partait à sa recherche.
— Non ! C’est lui?
— Qui voulez vous que ce soit? L’alcade de Cadix?
— Il est réticent?
— Plutôt ! N’empêche qu’il croit être atteint comme Spencer.
Leur entrée dans la salle du briefing fut assez sensationnelle. La stupeur passée le Rear-Admiral déclara que ce procédé était illégal. Il fallait soigner cet homme et le remettre en liberté. Kovask le prit de haut les menaça tous des foudres de Washington. Quelques minutes plus tard, lui, Brandt et le prisonnier se trouvaient seuls dans le bureau du commander.
L’Espagnol avait repris ses esprits. Il regarda autour de lui avec inquiétude, dut réaliser approximativement où il se trouvait.
— Voilà ! dit Kovask. Ou tu parles, ou je te remets entre les mains de la Segunda Bis.
C’était le 2 eBureau et le service de contre-espionnage directement rattaché au gouvernement. Le poissonnier tiqua visiblement.
— La Phalange est mal vue en ce moment, tu le sais très bien. Elle met des bâtons dans les roues, craint que l’entrée de l’Espagne dans L’O.T.A. N. N’oblige le gouvernement à lâcher du lest du côté des libertés sociales et civiques. Je suis certain que les hommes de la S.B. te feront parler. Choisis.
Gracian demanda à boire, et Brandt lui prépara un mélange de whisky et d’eau, il ravala avec avidité.
— Je vais parler, dit-il. C’est l’intendant de Julio Lagrano, un propriétaire de Séville, qui, chaque fois, est venu chercher le matériel.
Kovask jura. Le cercle était bouclé et il revenait au même point. Gracian le regarda avec inquiétude.
— Continue.
— Il venait avec une camionnette, me remettait d’autres objets en échange de ceux que je lui donnais. Ils avaient la même forme. Je pense que c’était pour éviter que les vols ne soient trop vite découverts.
— Le nom de cet intendant?
— Je l’ignore, mais ce n’est pas un Espagnol. Kovask dressa l’oreille.
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