— Tu viens d’où comme ça ?
— D’un hangar à poissons.
— Tu t’es jetée dedans par amour ?
— Non, je hais les poissons. Quand j’étais petite, ma mère m’en achetait, moi je les dézinguais dès qu’elle avait le dos tourné. Je foutais de l’eau de javel.
— Ça ne m’étonne pas de toi. Sans déconner, qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle raconte comment Hichad a perdu son calme. Une brochette de cadavres, ce n’est pas du boulot propre. Il n’est pas censé les exterminer mais leur soutirer des infos. Annie lui accorde que les mecs n’auraient jamais parlé sans l’aide musclée de son collègue. Aymard, lui, est d’avis qu’il vaut mieux laisser tomber que de foutre le bordel comme ça dans la ville au risque de se faire remarquer et de mettre en péril l’opération.
Aymard préfère la méthode douce. Les chargeurs qui se vident, les cadavres qui s’entassent comme des mouches, il trouve ça presque grotesque. Trop cinématographique pour être vrai. D’après lui, il y a toujours un moyen de s’en sortir sans flinguer à tout va. La torture, les orteils broyés, il comprend. Ils sont en guerre après tout.
Quand la seule manière d’épargner des vies est de s’acharner sur l’ennemi, alors… Ils ont tous appris à l’armée que le devoir passe avant toute chose, y compris, parfois, l’humanité. Alors, quand il le faut, ils agissent comme des monstres, sans cœur et sans pitié et puis, ils tentent de ne plus s’en souvenir mais de se rappeler les victoires. Lui aussi, il a dû torturer et ne blâme pas Hichad de l’avoir fait. D’autant que les résultats sont là.
— Des SA 7, tu dis ?
— Oui ! D’après nos renseignements, il y en a quinze mille dans la nature.
— Ça craint, ils sont à très courte portée, ils peuvent abattre des cibles à trois kilomètres en volant à moins de 1 000 km/h et à 750 m d’altitude maximum.
— Je sais tout ça.
— Ils sont dans les mains de ces tarés d’islamistes. À moins que nos tués du jour ne les aient pas encore livrés et soient les seuls à savoir où ils se trouvent. Trop de probabilités. J’aimerais y croire, mais…
Ils avaient fait passer le mot à Orléans. Vincent devait savoir, ainsi que Cyprien. La donne avait changé. En face, ils étaient potentiellement en possession d’armes redoutables qui menaçaient l’Europe, l’Hexagone en particulier. Il était urgent de transmettre l’information en France selon un processus de cryptage maison. C’est Hichad qui s’était occupé de la manip, comme le voulait la tradition à chaque fois qu’il s’agissait du domaine informatique. Avant de prendre son avion pour la Libye, il avait créé des BLM, ou Boîtes aux Lettres Morte, pour lui et les autres Delta. Deux par personne, une principale et une de secours. Ces adresses mail sont mortes, en effet, jusqu’à ce qu’on en active une. Arrivés en Libye, les trois ont réveillé leur boîte aux lettres pour envoyer et recevoir des messages à Orléans.
Dans leur ordinateur, ils disposent d’un logiciel de cryptage, très sophistiqué et cher, qu’ils ouvrent quand leur connexion Internet est coupée. Ils y déposent un message qui se code automatiquement et qu’ils récupèrent pour le balancer via le Web. Ils veillent à bien fermer la pièce virtuelle dans laquelle ils ont procédé au cryptage avant de rouvrir les canaux. Hichad avait parlé des missiles, de leur genre et de leur nombre.
Reconnaissance
Mai 2011, Benghazi, Libye
Après une longue douche, Annie avait proposé à Aymard de prendre un verre au bar de l’hôtel, histoire de travailler un peu leur sociabilité de journalistes, leur prétexte en fait. Ils s’étaient mis d’accord au préalable sur leurs activités officielles de la journée.
Envahi par des grappes d’étrangers, le salon bourdonnait. En se frayant un chemin pour commander une bière sans alcool, Aymard remarque sur sa gauche Mouna, magnifique dans une robe beige couvrante. De profil, elle tourne lentement la tête et, à son tour, voit l’homme qui a, la veille, attiré son attention. Le duo de Français s’installe sur des tabourets hauts. La journaliste algérienne, elle, les fixe.
Elle est intriguée par ce type, grand et beau, qu’elle a déjà vu. Il dégage quelque chose de négatif, il n’est pas net. Elle veut savoir qui il est. Elle mettra la main sur le renseignement par l’ami qu’elle s’est fait parmi les rangs de serveurs, Rachid.
Aymard et Annie font semblant de parler boulot, d’être Julie et Miguel. En fait, ils pensent à tout autre chose. Aux SA 7, à vendredi, aux marchands d’armes abattus par Hichad, et au lieu de l’opération qui manque toujours. Quand il peut, Aymard regarde subrepticement Mouna qui discute avec un photographe anglais qu’il connaît. Cette fille… le GIA… l’Algérie… après la mort de Zitouni…
*
Ça s’était calmé. Les confrères ou frères ennemis de Zitouni avaient pris note. Ils évitaient d’être, à leur tour, victimes d’une embuscade, et se montraient moins virulents. Les Delta les gardaient sous surveillance mais intervenaient moins. Ils gardaient leurs flingues rangés mais leurs oreilles sorties. Des alertes avaient déclenché des opérations ponctuelles et la Cellule avait senti des mouvements sans parvenir à les interpréter.
Et puis le monde avait basculé. Les tours du World Trade Center avaient été attaquées et la guerre avait repris de plus belle. La CIA avait fait comprendre aux services secrets « amis », dont les français, qu’elle apprécierait grandement un effort de solidarité. Ce qu’on pouvait traduire en langage clair : se montrer impitoyable et éliminer tout individu suspecté d’œuvrer dans l’ombre contre les puissances occidentales.
En ébullition, la Cellule Delta avait multiplié les opérations dites « homo » pour « homicide ». Ils dézinguaient des islamistes en pagaille. Aymard, que le goût des attentats dans les années quatre-vingt-dix n’avait jamais quitté, s’était porté volontaire. En fait, tous les Delta l’étaient. Il faut reconnaître qu’ils se montraient très motivés quand il s’agissait de venger des actes terroristes et d’exploser des types dont ils considéraient qu’ils ne méritaient pas de vivre compte tenu de ce qu’ils avaient fait ou prévoyaient de faire. Dans ces cas-là, ils étaient colère. Et puis, oui, Aymard se l’avouait, ils avaient été dressés pour être des tueurs, ce n’était pas pour rien.
On l’avait envoyé en couple avec Annie faire du tourisme en Italie. Cette fois, pour mieux passer l’arme de poing qu’ils destinaient au meurtre d’un terroriste désigné par Cyprien, ils se baladaient à bord d’un camping-car modifié par les services techniques. La destination finale pour eux comme pour leur cible était Rome. Ils avaient garé leur engin à proximité de la porte du vieil immeuble où logeait Abou Abdallah et l’avaient attendu. Il avait montré le bout de son nez. Ils l’avaient facilement identifié malgré la légère chirurgie faciale qu’il avait subie pour passer incognito. Ensuite, ils l’avaient surveillé pour affiner leur projet d’assassinat. Ils avaient noté qu’il sortait tous les matins pour acheter sa bouteille de lait frais à l’épicerie du coin de la rue. Ils savaient donc quand et comment ils l’élimineraient. Aucun digicode ne leur barrait l’entrée de l’immeuble.
Alors un matin, ils l’avaient guetté, de retour du magasin, sa bouteille de lait sous le bras, guilleret. Annie et Aymard, bras dessus, bras dessous, heureux comme un couple en lune de miel, étaient descendus du camping-car et entrés derrière lui dans le hall de l’édifice. Il avait appuyé sur le bouton de l’ascenseur. Derrière lui, Annie avait dit son nom. Il ne s’était pas retourné. Elle l’avait répété un ton au-dessus. D’un coup, il lui avait fait face. Avec son glock silencieux, elle avait fait feu, par trois fois. Deux dans le buffet, une dans la tête. Trois balles, comme toujours pour une cible à éliminer : deux pour tuer, l’autre pour confirmer. Arrivés au dernier étage, ils avaient évacué l’ascenseur, en avaient coincé la porte et avaient pris l’escalier de service pour quitter les lieux. Ils avaient réussi à s’extraire de l’immeuble avant que l’alerte ne soit donnée.
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