Mohamed introduit Hichad, il le situe, mentionne leur camarade mutilé à l’hôpital et la nationalité libanaise du client. Les deux hommes bougent la tête pour dire bonjour mais ne décrochent pas un mot. Un long silence qu’Hichad se garde bien de briser s’ensuit. Finalement, ils demandent, comme Mohamed avant eux :
— Tu veux quoi ?
— Vous avez quoi ?
— Ça dépend.
— Je veux dire, vous avez beaucoup de marchandise.
— Ça dépend.
— En nombre, vous avez de quoi équiper un homme ou une petite armée ?
— Toi, tu es un homme ou une petite armée ?
— J’ai pas envie de te répondre, j’ai pas envie d’être frustré.
— Décide-toi, nous on est pressés, tu vois. Des clients, on n’en manque pas.
— Disons que j’ai une petite armée…
— Pas sûr d’avoir de quoi te satisfaire.
— Pourquoi tu m’as posé la question, alors ?
— Par curiosité.
— Tu veux dire que tu te fous de ma gueule.
Ne pas se montrer faible, petit-bras, être comme eux, orgueilleux. Simuler la susceptibilité. Mohamed se trémousse, gêné, il essaie d’intervenir. L’autre se justifie.
— Une grosse commande avec un client important. Il ne va pas me rester grand-chose. Quelques pièces.
— Quoi ? Tu as quoi ?
— Un peu de tout, des AK 47, des pistolets browning, des FAL 762…
— Il te reste de tout ?
— Ça ne te regarde pas, ça. Contente-toi de ce qu’il me reste.
— Pourquoi tu t’énerves quand je te demande ce que j’ai raté ? C’est moi qui devrais m’énerver.
Hichad sait maintenant qu’il n’arrivera à rien avec ces types par le dialogue. Il va falloir se montrer plus persuasif. Finalement, ils ne sont que trois et les armes se trouvent peut-être tout simplement derrière les colonnes de poissons. Il réfléchit rapidement, il peut en buter deux mais il faut en garder un vivant pour qu’il lui révèle le nom du « client important » qui préempte les stocks. Avant de déclencher une action, il tente :
— Je peux voir le matériel ?
— Non, puisqu’on n’a rien décidé. Tu n’as pas dit ce que tu voulais. Eh, mec, on n’est pas au supermarché ici, ce n’est pas tu te pointes, tu regardes, tu discutes, tu nous les brises et après tu t’en vas. C’est moi le boss ici, tu comprends, c’est moi qui te dis comment ça se passe entre nous, OK ?
Entre-temps, Annie s’est glissée dans l’entrepôt. Elle reste derrière la première montagne de cagettes. De là où elle se situe, elle n’entend pas la conversation ni ne sent l’énervement qui pointe de chaque côté. Elle aperçoit Mohamed qui s’agite et deux turbans qui font face à Hichad dont elle voit le dos.
Celui-ci se doute qu’Annie est dans les parages. Elle est censée le suivre comme son ombre et intervenir si besoin. C’est aussi pour ça qu’il fait durer l’échange, pour lui laisser le temps de le rejoindre. Décidément, ces connards l’horripilent. Il ne peut pas se permettre d’enchaîner les rencards avec eux pour obtenir péniblement des infos. Il faut agir. Maintenant.
Il fait mine de se baisser pour renouer ses lacets et attrape son glock équipé d’un réducteur de sons. En se relevant, il tire deux fois, sur Mohamed et sur le plus mutique de ses deux interlocuteurs. Annie bondit de derrière les caisses, court, voit deux hommes par terre, Hichad debout, l’arme pointée sur le troisième. Elle braque, elle aussi, son arme sur lui.
— Qu’est-ce que tu foutais, Hichad ?
— On n’a pas le temps, faut que cet enfoiré les lâche, ses renseignements.
Le vendeur ne fait plus le malin. Il transpire abondamment et tremble des bras. Hichad désigne à Annie le polystyrène. « Regarde si le trésor est là. » L’agent fait s’asseoir le lascar. Et lui parle. Simplement. Il lui explique qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il soit bavard parce que, lui, Hichad est un garçon pressé qui, comme il vient tout juste de le démontrer, a la gâchette facile. Alors que s’il obtient les réponses qu’il veut, il a tendance à se calmer. Le type ouvre de grands yeux apeurés mais tourne la tête comme pour dire « non ». Hichad prend un pied-de-biche posé contre le mur et le met sous son nez.
— Tu vois, si tu ne me dis pas qui t’achète le stock et ce qu’il y avait qu’il n’y a plus, et où est ce putain de stock, le tout dans deux minutes, tu n’auras plus de pieds. Je ne peux pas être plus clair.
Malgré la vision du pied-de-biche et les paroles terrifiantes d’Hichad, l’autre continue de manifester une négation. Le Delta est à bout de nerfs. Au milieu des caisses poisseuses, écœurée par l’infecte odeur de poisson, Annie s’attend à entendre crier. Un hurlement, en effet, ne tarde pas. Une flaque de sang entoure des orteils en bouillie. Le type pleure toutes les larmes de son corps et fait signe de la main d’arrêter. Tout en crachant, il dit : « Al-Marfa, les frères… mon client. » Hichad félicite l’homme mais lui rappelle qu’il n’a pas encore fait l’inventaire de l’arsenal ni indiqué où il se trouve. Alors qu’il a avoué le plus risqué pour lui, il se refuse à continuer sa confession. Hichad regarde le pied encore intact et soupire.
— Tu ne tiens pas à tes pieds, c’est bizarre ça. Tant pis alors.
Tandis que l’agent lève le pied-de-biche en visant le pied, le Libyen lève la main et, dans un souffle douloureux, murmure :
— Des missiles, des SA 7…
— Combien ? Combien de missiles ? Parle !
— Quinze mille.
— OK, maintenant, dis-moi où tu planques ton matériel. Vite !
Pourtant Hichad espérait qu’il continue sur sa lancée, imaginait qu’il avait compris la leçon, que ses orteils écrabouillés le dissuaderaient de se taire à nouveau. Mais non. Forcément, le pied-de-biche siffle dans l’air. Un autre hurlement. Et un silence désespérant. Visiblement, l’homme est prêt à mourir pour un stock d’armes. Annie n’a rien trouvé. Selon elle, il était peu probable qu’ils emmènent Hichad, dès le premier rendez-vous, au but. À moins d’être stupides, ce qu’ils ne sont pas, les Delta l’ont éprouvé. Ça ne sert à rien de rester plus longtemps. En plus, les hurlements, avant d’être étouffés par le tee-shirt d’Hichad, ont peut-être éveillé l’intérêt autour. Inutile de laisser le bonhomme aux pieds plats vivant. Il pourrait les reconnaître, les dénoncer et les foutre dans la merde. Deux balles dans la tête sont la punition infligée au silence. Les deux Delta évacuent l’entrepôt rapidement, laissant derrière eux trois morts.
Insomnie
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dans leur chambre de l’hôtel Tibesti, Aymard trépigne en attendant Annie. Il est impatient de lui confier le fruit de son décryptage de l’après-midi et de la voir rentrer d’une mission pas bordée et initiée par ce barjot d’Hichad, un peu trop imprévisible à son goût. La journée aura été productive en tout cas. Enfin, ils sont fixés. Dans les mails d’Al-Marfa, il a trouvé une correspondance avec son frère au Qatar. Ils échangent sur la réunion programmée et Ismaël demande à son frère d’être présent à Benghazi… ce vendredi. Il se fait plus précis sur l’horaire par un détour : il évoque le prêche d’un imam allié, Abdel Ghani Abou Ghrass, et insiste sur ce qui suivra, une « rencontre cordiale », note-t-il. Trois jours seulement pour mettre en place l’opération. Difficile, pas impossible. Les Delta sont rompus à la préparation éclair d’opérations. Quand le cours des événements s’accélère, ils s’adaptent.
Annie vient de s’engouffrer dans la chambre et de se jeter sur le lit. Son voile a glissé autour de son cou et le tissu de sa tunique est déchiré sur l’épaule gauche. Surtout, elle pue. Le poisson. Aymard explose de rire en la voyant démantibulée et sale.
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