Avec ses deux poings joints, il l’assomme puis, avec le plat de la main, lui donne un coup mat dans la nuque. Efficace. Celui-ci, c’est dans la chambre vide derrière lui qu’il le met. Sous le lit. Il doit faire vite maintenant et déguerpir de la baraque avec le petit. La nounou ne s’attend pas à voir revenir un autre homme que le garde. Elle se lève quand Hichad se présente dans l’encadrure de la porte. Il se jette sur elle, l’attrape par-derrière, l’empêche de crier d’une main et de l’autre, sort son scotch. Il la bâillonne et lui attache les poignets à un lit à barreaux. Les gamins n’ont pas fait un geste, ils ont la bouche ouverte et fixent le monsieur qui maltraite leur deuxième maman. Le Delta prend le garçon, lui met du scotch sur la bouche et le glisse malgré ses gesticulations dans le grand sac qu’il a déplié. Il le met sur son épaule et se barre. La gamine, traumatisée, reste au milieu de la pièce sans crier ni esquisser un mouvement.
Avec son paquet sur le dos, Hichad court jusqu’à l’entrée et se dirige vers les cuisines. Autant repartir par là où il est entré. Avec un peu de chance, la corde est toujours là. La femme qui nettoyait les plats tout à l’heure a disparu. La voie est dégagée. La corde ne s’est pas envolée. Visiblement, personne n’est sorti de ce côté-ci de la maison. Une bonne étoile veille sur Hichad aujourd’hui. Il cale le sac et escalade le mur. Dans la rue qu’il examine arrivé en haut, rien à signaler. Il peut redescendre tranquillement et tracer jusqu’au minivan avec sa monnaie d’échange. La porte coulisse et il se rue dans le véhicule avec le gamin. Là, il lui pose un bandeau sur les yeux, bien serré sans être blessant. Enfin, il peut ôter cette cagoule noire dans laquelle il a transpiré et surtout avec laquelle il ne serait pas très malin de conduire.
Parallèle
Mai 2011, Benghazi, Libye
Les deux journalistes français ne sont pas censés parler l’arabe. C’est crédible. Les Français parlent rarement une autre langue que la leur, difficilement l’anglais et l’espagnol, pas du tout l’allemand, alors l’arabe… L’interview est organisée dans la cour du hammam où Salem s’est installé sous un figuier. Debout, deux hommes armés. Après tout, le tyran était renversé mais la guerre n’était pas encore éteinte. S’ils lui demandaient pourquoi autant d’armes une fois le danger écarté, il répondrait probablement que les ennemis de la liberté, du CNT, rôdent encore, prêts à les détruire. L’ennemi imaginaire, le bon vieux truc utilisé aussi par leur adversaire de toujours, le Satan américain. Sur son visage, Adbelakim porte le mensonge. Un air roué, une barbe mi-longue, des lunettes noires rectangulaires qui cachent de petits yeux malins. Il s’exprime bien. Il s’essaie même à l’anglais par politesse. Le reste, c’est Hamed qui traduit, inquiet. Il a perçu chez ses clients une espèce de force bizarre et de confiance qu’il n’y a pas chez les autres, souvent flippés. Eux ne paraissent pas craindre de faire le voyage dans un pays anarchique et encore explosif. Trop sereins pour être clairs.
On leur a proposé des chaises en plastique mais Julie a refusé pour filmer en mouvement. Miguel a clippé l’autre caméra sur un pied pour capter un plan fixe. Les questions seront simples, exprimées sans le moindre terme ambigu. Ne pas laisser à Salem l’impression qu’ils le suspectent ou sont contre lui. Au contraire, s’il pouvait croire qu’ils le soutiennent lui et la révolution, qu’ils sont ses alliés, ce serait préférable. Complaisant, il faut qu’ils soient aujourd’hui un média complaisant, tout acquis.
Avant qu’ils aient pu poser la moindre question, Abdelakim fait un laïus sur la révolution libyenne. Il dit « nous » et insiste sur les combats, sur le courage qu’il a fallu, et il rappelle les grandes batailles comme celle de Beni Walid. Il mentionne, bien sûr, les martyrs du 17 février. Il développe aussi un chapitre sur la cruauté de l’ancien tyran et les armes de la police pendant les manifestations à Benghazi, les sabres et les bâtons à clous. Hamed traduit d’un ton qu’il veut enthousiaste.
Sans le savoir, Salem raconte la guerre à deux personnes qui ne connaissent qu’elle. Après son préambule, il se tait, une façon de se mettre à la disposition des journalistes. Il attend leurs questions. Alors qu’Annie et Aymard, eux, ne s’attendent à aucune réponse. Les meilleures informations, ils le savent de source sûre, ne se demandent pas, elles se prennent. Les caméras tournent déjà quand l’un des sbires de Salem lui tend un téléphone. Ce qu’il dit en soi dans l’appareil n’a aucun intérêt. Quelque chose comme : « Ah, tu es là, par la grâce de Dieu, d’accord, je m’en occupe. » C’est la suite qui intéresse davantage Aymard et Annie : il interpelle l’autre acolyte et lui ordonne d’aller chercher M. Kounrad qui attend sur la place de la Liberté.
Grande imprudence que de prononcer des noms devant deux étrangers. Aymard avait remarqué que les islamistes malveillants avaient tendance à sous-estimer leurs ennemis. Ils négligeaient certains détails ou commettaient ce genre de gaffes, lesquelles pour eux n’en étaient pas puisque les Occidentaux étaient bien trop stupides pour comprendre. En l’occurrence, il se gourait. Ils savaient parfaitement qui était M. Kounrad, mieux, ils n’avaient pas besoin pour cela de consulter un dossier. Tout était parfaitement enregistré dans leur mémoire. S’ils avaient participé à un quiz sur les terroristes, ils auraient gagné, haut la main. Les Delta avaient les méchants dans la tête et dans la peau. Comme les chiens que l’on drogue pour qu’ils dénichent des sachets de cocaïne ou les chasseurs de nazis, on leur avait appris le terrorisme, ils le traquaient et ne pouvaient plus s’en passer. Ils vivaient avec ces types, y pensaient en se levant, en se rasant ou pas, habitaient parfois derrière chez eux en les écoutant ou devant en les surveillant. Au bout d’un moment, ils savaient tout d’eux, en tout cas plus qu’ils n’en sauraient jamais sur le peu d’amis que leur vie d’agent leur autorisait. Pour déconner, entre eux, ils disaient : « Alors tu l’aimes ton barbu, hein ? » En fait, c’était presque vrai tant l’intérêt pour ces terroristes devait, par obligation, par devoir, devenir une obsession.
Ali Kounrad, il y avait un dossier sur lui. Élément important du parti islamiste Ennahda, victorieux en Tunisie, il avait été, comme la plupart des opposants à l’ancien régime de Bourguiba puis de Ben Ali, envoyé en exil. En France. Mais Charles Pasqua avait fini par prendre des mesures radicales et lui avait fermement demandé de rentrer dans son pays. Ce qui, naturellement, avait fâché Kounrad, devenu alors un ennemi farouche de la France. Sous surveillance de la DGSE, il naviguait entre la Tunisie et les autres pays du Maghreb. On le voyait aussi en Arabie Saoudite, parfaitement à son aise. Par opportunisme et esprit de vengeance, il avait embrassé la révolution dans son pays et comptait probablement en tirer profit. Avec son parti, ils avaient gagné les élections, ils bénéficiaient de la confiance de la population. Ils avaient maintenant un pouvoir légal. Ils étaient polis en plus d’être armés. Comme ici, en Libye. Héros, libérateurs, Salem et sa clique de fous de Dieu avaient obtenu ce qui leur manquait jusqu’alors : le plein jour, la légitimité.
Dans ses réponses, Salem joue la modération. Il s’exprime bien, posément. Il contourne les difficultés par des propos vagues, idéologiques. Quand la question classique du projet de khalifat tombe, le porte-parole du CNT esquive assez lourdement. Julie et Miguel déroulent les interrogations les plus banales possibles, celles auxquelles pensent leurs confrères. Au fond, ils se foutent bien, eux, de la vision que M. Abdelakim Salem peut avoir de l’avenir de son pays, de son projet de gouvernance. Les projets pour un Delta ne comptent pas. L’immédiateté, le présent, est leur seule réalité. Penser au lendemain laisse à l’ennemi le temps de le réduire à néant.
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