Pierre Pouchairet
Mortels trafics
Le prix du Quai des Orfèvres a été décerné sur manuscrit anonyme par un jury présidé par Monsieur Christian SAINTE, Directeur de la Police judiciaire, au 36, quai des Orfèvres. Il est proclamé par le M. le Préfet de Police.
Novembre 2016
À la mémoire de Jean-Baptiste Salvaing
et de Jessica Schneider.
Quelque part au Maroc.
Froid… Il tressaillit et frissonna, l’eau glacée ruisselait sur lui.
— Alors, ça te réveille ?
Il reprit connaissance, il était trempé. Dieu, qu’il avait froid au fond de cette masure ! Il n’arrivait toujours pas à comprendre ce qu’il faisait là, pourquoi ils étaient venus le chercher et ce qu’ils lui voulaient exactement. Il devait avouer, mais avouer quoi ? Il avait quarante-cinq ans, on lui en donnait plus de soixante, le résultat d’une vie de labeur. Il n’avait jamais rien fait de mal, bon père, bon mari, bon voisin… Il ne portait de jugement sur personne et ne s’occupait pas de la vie des autres. La seule chose qui lui importait, c’était sa famille. Rien de plus. Ils ne pouvaient pas lui en vouloir pour ça. Ce n’était pas un péché, et ça ne portait pas préjudice d’aider les siens.
Le désespoir le submergea. Envie de pleurer, de crier, d’en appeler à Dieu. Dieu devait bien voir en ce moment ce qui lui arrivait. Lui savait qu’il ne méritait pas ça. Pourquoi cette immense injustice ?
— Je vous en supplie, je n’ai rien fait. Je vous jure, je ne le connais pas. Je vous dois tout. Je le sais… Jamais je ne vous nuirais. Vous avez tant fait pour nous.
Ébloui par un projecteur, il devinait la silhouette de ses tortionnaires plutôt que leur visage. Un coup de poing s’enfonça profondément dans son estomac, fit remonter un jet de bile aigre jusque dans sa bouche, avant de se répandre sur ses vêtements. Une douleur atroce, cette fois les larmes lui vinrent. Il se mit à haleter. Les deux mains attachées dans le dos, assis sur une chaise au fond de cette cave, il comprit qu’il allait mourir. Un nouveau coup le cueillit en plein flanc. Une brûlure fulgurante, comme si ses côtes transperçaient ses poumons. Le souffle coupé, il regarda autour de lui. Même s’il ne les distinguait pas, il les connaissait tous. Dans une autre vie, ils avaient été ses amis. Gosse, il avait joué avec eux, et son fils était l’ami de leurs fils comme sa femme était l’amie de leurs femmes. Pourquoi ? Le visage déformé, il perdit connaissance. Moment fugace où ses pensées s’envolèrent. Il était loin de cette cave et de ses bourreaux. Devant lui, sous un soleil magnifique, son fils courait en riant. Il se mit à sourire.
— On le fait rire, c’est ça, on le fait rire !
Sur un signe de leur chef, l’un des tortionnaires arma son poing et frappa de toutes ses forces… Le coup visait le visage. Mais la victime ayant levé instinctivement la tête, les cartilages s’écrasèrent explosant son larynx… La tête heurta violemment le dossier de la chaise, puis des soubresauts… des yeux de fou ! Ses poumons cherchaient désespérément un peu d’air… Un rictus épouvantable… Puis le calme ! Les pupilles dilatées, les yeux ouverts, immobiles… Le silence, la nuit…
*
Plage de la Linea de Concepcion,
sud de l’Espagne.
Avec ses 22 degrés à l’ombre, sous un ciel d’azur malgré le mois de janvier, la plage de Linea de Concepcion avait attiré des retraités avides de bronzette. Pas ou peu d’autochtones, des touristes étrangers, en majorité des Allemands ou des Hollandais… Les replis graisseux de leur chair alourdie et flasque rôtissaient doucement à proximité du territoire britannique de Gibraltar.
Au sommet du piton rocheux dominant la plage, le poste d’observation hérissé d’antennes et d’équipements radars sophistiqués, ressemblait à une tour de contrôle d’aéroport international. Mais ici, c’était le trafic maritime qui faisait l’objet de l’attention de dizaines de militaires postés devant des écrans.
Depuis quelques minutes, le sergent William Lennon se focalisait sur une embarcation en provenance du Maroc. Elle fonçait droit vers eux. Il pensa tout d’abord à un nouvel arrivage de migrants sur les côtes espagnoles. Pour plusieurs centaines d’euros par voyageur, des passeurs entassaient des vingtaines de personnes sur leurs bateaux avant de les larguer en Espagne où la police les arrêtait sans difficultés… La vedette filait ses quarante nœuds avec comme cible la base britannique si sa trajectoire ne variait pas. Le militaire redouta une attaque terroriste contre un bâtiment de la Royal Navy au mouillage devant le port, et fonça vers le bureau de son officier. Le lieutenant Samuel Barnes était plongé dans la lecture de rapports.
— Sir, une vedette suspecte en approche ! Elle vient vers nous et sera là d’ici une dizaine de minutes.
— Vous l’avez signalée ?
— Pas encore.
Barnes se releva vivement, attrapa sur une étagère des jumelles et prit la direction du point d’observation. Des militaires levèrent les yeux de leurs écrans radars. Le lieutenant leur ordonna :
— Mettez les gars en alerte…
Mieux valait anticiper. L’épisode du USS Cole éperonné dans le port d’Oman par un Zodiac rempli d’explosifs, hantait encore les esprits de tous les marins du monde.
Passage obligé entre le Maroc et l’Espagne, Gibraltar voyait transiter des centaines de cargos chaque jour, en plus des plaisanciers et des bâtiments militaires. Le sergent fut le premier à repérer leur objectif :
— Je crois que je l’ai. À « midi », juste devant nous.
La vedette arrivait droit sur eux, et il ne s’agissait pas d’un transport de clandestins. Sur le pont, une grande bâche protégeait la cargaison. Des explosifs ?! Même le flegme de l’officier en prit un coup.
— Bordel ! Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Un bateau-suicide !
Barnes se rua sur un interphone.
— « Code rouge, code rouge », ceci n’est pas un exercice ! Bateau suspect en approche.
Il poursuivit en décrivant la vedette et sa position. Une sirène retentit dans l’ensemble des locaux, et le commandant en chef apparut.
— Là-bas, sir, lui fit Barnes, en désignant le sillon d’écume qui se rapprochait à grande vitesse.
— Ils sont plusieurs à bord, j’ai repéré trois gars armés de fusils d’assaut.
En contrebas, sur le vaisseau de la Royal Navy, tous les marins étaient maintenant mobilisés. Après le branle-bas déclenché par l’alerte, seuls le bruit du clapot sur les flancs du vaisseau et le ronronnement des machines venaient troubler le silence. Le commandant, entouré de deux officiers en second, était à son poste. Ancien de la guerre du Golfe et plus récemment impliqué en Libye, il ne manquait pas d’expérience ni de sang-froid.
— S’il s’approche… on l’élimine !
Deux vedettes rapides venaient de quitter le ponton britannique avec, à leur bord, des commandos équipés pour arraisonner les attaquants.
— S’ils engagent le feu avec nos hommes, nous n’aurons plus de doute sur leurs intentions, remarqua l’officier.
Appuyé au garde-fou de la tour, le commandant poursuivait son observation. Les passagers du bateau suspect avaient repéré les vedettes d’intervention. Des hommes en arme s’y agitaient, et l’un d’eux se rua vers le poste de pilotage.
– Étrange, s’étonna l’officier supérieur. Ils ne donnent pas l’impression de se préparer au combat…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que la vedette dégageait sur tribord pour virer vers le rivage et ses touristes.
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