— On y va ?
Une affirmation, autant qu’une question. Le commandant Girard fut le premier dans le couloir. Seules quelques infirmières les regardaient, et Hélène Pélissier les attendait.
Marc, le procédurier, prit le relais. Pour les actes à venir, il serait seul maître à bord sur les lieux.
— On va commencer par la chambre du meurtre. J’élargirai plus tard, et de toute manière, pour les abords, ce sera assez rapide. Je suppose que je trouverai des plans auprès des services administratifs de l’hôpital. Et pour les photos, les extérieurs ne sont pas susceptibles de changer.
Il nota l’heure devant figurer en tête de son procès-verbal, et se retourna vers les membres de l’IJ.
— Photo de la porte ! Prélèvement ADN sur les poignées.
Dans la chambre, l’odeur âcre du sang les assaillit instantanément.
Du bruit derrière eux, plusieurs policiers arrivaient, investis d’une toute autre mission, repérer les lieux avant la venue de leur ministre.
Le capitaine jeta un œil par la fenêtre du couloir.
— Les huiles débarquent !
La voix de Girard résonna en écho.
— On entre !
Il était minuit passé lorsque les membres du groupe Girard ressortirent de Necker, et se trouvèrent confrontés à la horde de journalistes amassés à l’extérieur de l’hôpital. Pas question de communiquer ! C’était le rôle des tauliers, et la presse devrait s’adresser directement au ministère. Avec le nombre de personnes au courant, nul doute que des détails, réels, supposés ou fantasmés, allaient rapidement circuler via les médias classiques et, pire encore, sur les réseaux dits « sociaux », devenus l’une des principales sources de désinformation d’une population avide de nouvelles croustillantes. En quelques minutes, le cortège de voitures rejoignit le « 36 ». Des gardiens encadraient les épaisses portes en bois du porche d’entrée, tandis que d’autres patrouillaient. En cette époque trouble, le symbole représenté par le siège de la police judiciaire parisienne, pouvait donner des idées. Le gilet pare-balles lourd était de sortie et la vigilance accrue.
Sacoche à la main, les bras chargés de cartons de scellés et de sacs plastifiés remplis d’écouvillons susceptibles de contenir des traces ADN, ils entreprirent l’ascension du célèbre escalier. Le souffle court, Legal s’adressa à son chef :
— Tu vois, c’est là que je trouve que déménager n’est pas une si mauvaise idée.
– Économise-toi, au lieu de dire des âneries, et tu vas les monter sans problème ces marches. C’est ce qui entretient notre forme.
Girard souffrait également, mais sans commentaires ! La Crim’, c’était le « 36 » ! En déménageant, il avait le sentiment qu’ils perdraient leur âme. Dans son esprit, travailler dans un bâtiment sécurisé, moderne… ne faisait qu’aller dans le sens de cette aseptisation de la police dont il était témoin chaque jour. Il savait bien que l’esprit de la PJ ne se réduisait pas à l’histoire de ses murs, même fortement symbolique, mais un peu de mauvaise foi ne nuisait pas à son image.
— Ne vous plaignez surtout pas tous les deux, je vous rappelle que j’ai 37 marches de plus que vous à monter pour me retrouver sous les toits, renchérit le procédurier, avant de poursuivre, à l’attention exclusive des deux ripeurs :
— Ce qu’il y a de bien, c’est que si on a oublié un truc dans les voitures, ou s’il faut faire un second tour, on sait toujours qui s’y colle… Hein, la jeunesse !
— La ferme ! et monte, tu te fatigues et tu nous fatigues !
La commissaire Hervier sourit intérieurement. Restée avec le groupe durant toutes les constatations, elle avait assisté aux premières vérifications dans un climat tendu. Elle serait le dernier fusible entre les enquêteurs et la hiérarchie, quand la pression tomberait en cascade et qu’il faudrait rendre des comptes au directeur PJ, au préfet, au ministre, au président, à la presse et à l’opinion. À ce moment-là, le chef de la Crim’ et ses adjoints devraient protéger leurs troupes pour qu’elles puissent travailler sereinement. Le rôle d’Hervier consisterait à suivre et connaître parfaitement l’avancement des investigations, à éviter les surprises, et faire en sorte que les chefs soient informés quasiment en temps réel.
Au deuxième, le gardien de permanence débloqua l’accès aux niveaux supérieurs où débutaient les étages PJ : Crim’, Stups, Antigang.
— Je passe par les chiottes et on se retrouve tous chez moi pour un débrief rapide dans dix minutes, proposa Girard.
Ils se séparèrent brièvement. Dans son bureau, le commandant n’avait pas arrêté sa chaîne. Il ne pouvait travailler sans musique… Pas un problème en soi, sinon que ses préférences n’allaient pas au-delà de 1960 ! Il les rejoignit au moment où une voix grave entonnait sur un rythme de fanfare : « Ohé, Madelon, emplis mon verre… ».
— Delayrac, 1919, chanson patriotique de Lucien Boyer. C’est beau, non ?
Le commandant s’amusa du bide de son commentaire, avant de baisser le son.
Faute de place, la réunion se ferait debout, assis sur des coins de bureau, des rebords de chaise, ou appuyés contre les armoires. Patrick considérait toujours son équipe avec fierté. Pour lui, c’était une famille et même un peu mieux, puisqu’il en avait choisi tous les membres. Pas de femme, un hasard et non un choix délibéré. Peut-être cela changerait-il avec le temps, au gré des mutations ? Dès qu’une place se libérerait, son adjoint Hervé Legal serait promu pour prendre la tête de son propre groupe, et il lui manquerait. Ce grand gaillard lui ressemblait un peu. Ils s’étaient toujours parfaitement entendus. L’homme était discret et travailleur. Son divorce récent l’avait secoué et il cherchait tant bien que mal à retrouver une compagne. Marc était jeune lieutenant, mais vieux flic. Tatillon, comme l’exigeait sa spécialité de procédurier. D’origine alsacienne, avec son look d’officier de cavalerie, il dégageait une rigueur presque teutonne, tout en sachant gérer les imprévus avec flegme. Il était le cauchemar des avocats pénalistes les plus retors toujours à la recherche d’un cas de nullité. Depuis peu, il faisait équipe avec Clovis, un jeune brigadier de police en formation, et ce dernier l’écoutait avec toute l’attention d’un apprenti devant le maître. Les ripeurs, Jean-Paul et Hakim, « le futur de la police » comme Patrick aimait les surnommer, arboraient un look grunge qui le dérangeait un peu, mais c’étaient de gros bosseurs assez malléables pour s’adapter à son mauvais caractère. Ils feraient de bons flics.
Un craquement de plancher les fit se retourner vers le commissaire divisionnaire Bayon, encore dans les murs malgré l’heure. Silencieux, celui-ci lança des sourires discrets à tout le monde tout en se calant contre l’encadrement de la porte. Girard s’éclaircit légèrement la voix et commença :
— Bon, récapitulons, qu’est-ce qu’on a ? Deux gosses assassinés à Necker. Les derniers membres du personnel hospitalier à les avoir vus vivants sont passés aux environs de quinze heures. Les corps sont découverts à dix-huit heures trente. Le sang est coagulé, le médecin estime qu’ils étaient déjà morts depuis deux bonnes heures. Entre-temps, il semble que la mère d’Ali soit passée lui rendre visite. Une aide-soignante l’a vue entrer dans la chambre. Elle ne peut dire exactement l’heure, mais c’était avant seize heures. L’autre gamin n’a pas eu de visite de la journée. Sa mère devait faire un aller-retour à Marseille.
— Vérifié, confirma Hakim, elle se trouvait bien à Marseille aujourd’hui. Elle a été prévenue du drame par les collègues marseillais. La famille a été prise en charge par une cellule d’assistance, elle devrait arriver sur Paris dans la matinée.
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