— Qu’est-ce qu’ils font ?
Les deux bateaux d’interception ralentirent presque aussitôt. Si la menace se portait sur les côtes espagnoles, elle ne les concernait plus ! On pouvait respirer !
— On dirait qu’ils vont accoster.
À cet instant, apparurent plusieurs 4 × 4 plateau au bord de la plage. Sous les yeux ébahis des marins, leurs occupants sautèrent sur le sable pour demander aux touristes de bien vouloir s’écarter. Et dans une ambiance presque bon enfant, se déroula le transbordement du chargement du bateau vers les 4 × 4.
— Holy shit ! Ils sont en train de décharger de la came. Et en plein jour, s’étrangla le sergent Lennon, avant de se reprendre : Pardonnez mon langage, sir.
Le commandant eut un petit sourire.
— Vous avez malheureusement raison, sergent, tout ceci est hallucinant. Ces trafiquants se moquent de la police et narguent les autorités. Nul doute que tout va être filmé par les touristes et apparaîtra sur les réseaux sociaux avant même la fin de l’opération… Ça en dit long sur leur sentiment d’impunité !
Gyrophare et sirène hurlante, après avoir remonté la rue de Rennes jusqu’au boulevard du Montparnasse, le véhicule longea l’hôpital Necker, rue de Sèvres. Le capitaine Hervé Legal leva le pied aux abords de l’entrée réservée au public. Le commandant Patrick Girard fit un geste de la main :
— Continue, c’est plus loin.
La voiture parcourut encore une centaine de mètres.
— Là !
Coup de volant, claquement de roues sur le bord du caniveau, et les lunettes de Girard s’envolèrent de la place qu’elles occupaient le plus souvent, le sommet de son crâne. Il les rattrapa de justesse, au moment où la jeune femme en service au guichet d’accueil leur libéra le passage. Girard récupéra le gyro aimanté sur le toit. Il était « gelé », et l’air qui s’engouffra dans l’habitacle le fit frissonner. De son côté, Legal s’occupa de faire taire la « musique ». Il ne resta plus que la plaque « Police » sur le pare-soleil pour les identifier. Le commandant se retourna vers sa passagère arrière, la commissaire Isabelle Hervier, sa chef de section, fraîchement sortie de l’école de commissaires de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or.
— Deux gosses assassinés et « Allahu Akbar » inscrit en arabe, qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Il s’agissait plus d’une réflexion personnelle que d’une véritable question. La jeune femme haussa légèrement les épaules, ramena en arrière une mèche brune, découvrant des yeux sombres sur un visage tendu. L’affaire était si sale que les magistrats et l’état-major de la préfecture de police n’avaient pas hésité : Brigade criminelle saisie. Restait à déterminer rapidement s’ils faisaient face à du terrorisme, susceptible d’être confié à un groupe de la section antiterroriste et de mobiliser la direction générale de la sécurité intérieure. S’il s’agissait de droit commun, l’affaire serait traitée par le groupe de permanence : aujourd’hui, le commandant Girard et toute son équipe.
Des gardiens de la paix avaient déjà pris position dans l’enceinte de l’hôpital. Sonnerie de portable.
— Oui, monsieur.
La voix d’Isabelle ressembla à celle d’une gamine face à son professeur. Girard sourit intérieurement en comprenant qu’il s’agissait du taulier, Antoine Bayon, patron de la Crim’. L’homme avait la réputation de faire trembler les jeunes commissaires. Ce grand flic « à l’ancienne » connaissait par cœur le moindre dossier, aimait discuter avec les enquêteurs et traîner tard dans les couloirs. Sa mémoire d’éléphant s’amusait à prendre en défaut ses collaborateurs aux méthodes moins rigoureuses.
Après avoir raccroché, elle s’adressa aux deux officiers :
— Attendons-nous au grand débarquement. Le chef va se déplacer, comme il le fait habituellement sur les homicides. Mais là, il ne va pas être seul, il arrive avec le directeur de la PJPP. Le préfet et le ministre devraient suivre.
— Il y a vraiment des uniformes partout, remarqua le capitaine, en immobilisant la voiture à l’endroit désigné par un gardien de la paix.
Au loin, montait le ton des sirènes en approche.
— Toute l’armada arrive !
Effectivement débarquèrent le reste du groupe Girard, le procédurier et son adjoint pour s’occuper des constatations, des saisies et des scellés, puis les ripeurs, les deux derniers, moins gradés, en charge de l’enquête de voisinage et des premières vérifications. Suivaient trois spécialistes de l’Identité judiciaire, un photographe, un dessinateur chargé d’établir un plan des lieux, et un dactylotechnicien pour les traces et indices.
À plus de cinquante ans, le commandant Girard, chef de groupe à la Crim’ depuis un peu plus de dix ans, était apprécié comme un vrai patron et reconnu comme enquêteur redoutable. Au caractère affirmé, il passait pour être un brin taiseux, parfois un peu trop en matière de communication aux yeux de sa hiérarchie, et peu diplomate quand il l’« ouvrait ». Sauvé par son mètre quatre-vingts, il portait encore relativement beau, et arborait une élégance « vintage » plutôt habituelle à la Crim’ par le passé, mais de moins en moins en cours chez les jeunes.
Le commandant se dirigea vers le « régional de l’étape », l’OPJ [1] Voir glossaire.
du commissariat, jaugé d’un coup d’œil : un lieutenant encore peu habitué au terrain. Il aurait parié pour la dernière sortie de Cannes-Écluse, l’école des officiers de police. À Paris, le flic apprendrait vite. Un peu impressionné par le déploiement de forces, celui-ci prit la parole :
— Les corps ont été découverts à dix-huit heures trente…
En regardant sa montre, dix-neuf heures douze , le commandant estima qu’ils n’avaient pas traîné.
— …Lors de la contre-visite du soir, l’équipe médicale a constaté les meurtres des deux enfants : Ali Ben Hamid, un gamin de douze ans, Marocain, soigné pour une malformation cardiaque, et Jérôme Banel, quatorze ans, Marseillais, avec le même type de problème. Tous deux avaient récemment subi des opérations. L’un a été égorgé et l’autre poignardé… Le personnel médical n’a pu que constater la mort. Ni les collègues ni moi ne sommes entrés dans la chambre. Je me doutais que nous allions être dessaisis ; la parquetière de permanence me l’a immédiatement confirmé.
Ils levèrent tous les yeux vers une nouvelle arrivante, Marie Mendoza, la substitut du procureur à qui le policier avait rendu compte. Son air grave exprimait l’horreur de cette affaire.
— Bonjour, commissaire… Bonjour, commandant… Bonjour, messieurs.
Interrompu pour saluer à son tour la magistrate, le jeune OPJ hésita sur l’attitude à tenir.
— Continue, lui intima Girard.
— Pas grand-chose d’autre, je n’ai qu’un quart d’heure d’avance sur vous. La chambre est surveillée par deux gardiens.
Il désigna d’un geste rapide l’étage des crimes.
— Vous imaginez bien que, là-haut, c’est le branle-bas de combat. Il y a des enfants et des familles. Heureusement il est tard, les visites sont terminées, il ne reste que de très proches parents. Le personnel a réussi à ne rien ébruiter, mais ça va transpirer très vite. D’ailleurs, voici le professeur Demonges, le chef du service, lança en aparté le lieutenant.
Le chirurgien, la belle soixantaine et une grande prestance, avait le visage de circonstance. « Il n’arrivait pas à y croire. Des meurtres dans son unité, comme si la vie n’était pas déjà assez dure pour ces gamins et les familles qui se trouvaient là. Il fallait que la mort frappe de la main même de l’homme. Inconcevable ! ».
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