Le commandant coupa court aux propos d’usage, et se tourna vers la magistrate :
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allons commencer. Vous confirmez la saisine de notre service en flagrance ?
Elle haussa légèrement les épaules.
– Évidemment ! Et je délivrerai les réquisitions pour les autopsies. Elles passeront en priorité. Le légiste m’a promis de s’en occuper demain matin… Je vous accompagne dans un instant.
— Allez, en route. Montre-nous le chemin, demanda Girard à l’officier du commissariat.
Demonges intervint :
— Attention, pas de déplacement de forces, je vous en prie, il y a des malades ici. Je veux que tout cela se passe dans la discrétion. Je ne peux pas évacuer l’étage de mon service, et beaucoup d’enfants sont fragiles. Dans leur état, ils n’ont pas besoin d’un stress supplémentaire qui pourrait être fatal à certains d’entre eux. On a fait venir en urgence une équipe de psys pour les préparer et voir les familles, mais ça ne va pas être facile.
Isabelle Hervier eut un regard pour son commandant et d’un signe de tête, signifia qu’elle souhaitait s’entretenir avec lui. Flottement dans l’équipe.
— Vas-y mollo, ne commence pas à bousculer tout le monde, n’oublie pas qu’on est dans un hôpital d’enfants malades !
Les officiers vouvoyaient habituellement les chefs de service, sauf Isabelle qui était venue en stage à la Crim’ dans le groupe de Girard. Le tutoiement, débuté à cette époque, se poursuivait naturellement. Il n’en demeurait pas moins qu’elle était la chef, et une fille suffisamment intelligente, bosseuse et motivée pour que le commandant la respecte spontanément.
— T’inquiète pas, j’ai eu des gosses…, il n’empêche qu’on ne doit pas perdre de temps pour autant !
Une nouvelle blouse blanche vint rejoindre le professeur. Malgré les circonstances, le capitaine Legal à qui la solitude d’un récent divorce pesait, ne put qu’apprécier l’allure de cette belle femme, brune, aux yeux bleus, au regard perçant, celui d’une femme d’autorité. Sur son badge : Hélène Pélissier, cadre de santé , la nouvelle appellation des surveillantes. Le médecin lui demanda avec ménagement :
— Hélène, pouvez-vous accompagner ces messieurs ?
Sourire crispé, mais se voulant rassurant !
— Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe. Nous avons dit aux enfants et à leurs parents que nous allions procéder à une désinfection des couloirs, et que nous leur demandions de rester dans les chambres jusqu’à nouvel ordre. De combien de temps avez-vous besoin ? demanda-t-elle en se tournant vers les policiers.
Son regard croisa celui de Girard qui fit la moue.
— Plusieurs heures probablement. Par contre, une fois à l’intérieur de la chambre, nous n’aurons plus besoin de circuler dans le couloir, et les extérieurs seront relativement simples à traiter… Sauf si nous avons des raisons de croire que les tueurs aient pu aller dans d’autres salles… Évidemment.
La surveillante blêmit.
— Nous n’avons pas pensé à cela… On ne nous a rien signalé de suspect.
Comme pour conforter les craintes du commandant, d’autres sirènes se firent entendre annonçant l’arrivée de la BRI et du RAID. La commissaire intervint :
— Par mesure de précaution, les services spécialisés vont visiter la totalité de l’hôpital pour sécuriser les lieux. Rien ne dit que le ou les tueurs ne se sont pas cachés, dans l’attente de frapper à nouveau. On ne peut pas faire l’impasse. D’autant qu’il s’agit d’un lieu public et que les autorités suivent. Imaginez, si nous avions d’autres victimes, on le reprocherait à tout le monde et non sans raison.
La surveillante et son patron ne s’attendaient pas à un tel déploiement de forces.
Cet aspect purement sécuritaire ne concernant pas son groupe, le commandant Girard décida qu’il était enfin temps de se mettre au travail. Un regard vers ses hommes et la surveillante :
— Allons-y !
Dans une équipe bien rodée, chacun savait ce qu’il avait à faire. Les « professionnels de la mort » se partageaient naturellement le travail. Hakim, le dernier de groupe, ne suivrait pas le reste de la troupe et « visiterait » les environs avant de se rapprocher du lieu du crime : identification des caméras de l’hôpital, des systèmes de sécurité intérieurs et extérieurs… Il « voisinerait » à la recherche d’éventuels témoins de quelque chose de suspect… À la Crim’, en début d’enquête, on ouvre toutes les portes. Jean-Paul, brigadier OPJ depuis deux ans, s’occuperait de l’étage des meurtres, puis du bâtiment tout entier. Marc, le procédurier, prendrait en charge les constatations avec le quatrième de groupe. Le chef et l’adjoint, surnommés par l’équipe « un » et « deux », y participeraient aussi avant de rejoindre le personnel médical et recueillir les premiers témoignages. Legal s’adressa à la surveillante en la fixant intensément :
— C’est vous qui les avez découverts ?
— Non, l’interne, deux infirmiers et un aide-soignant faisaient le tour des chambres pour les soins du soir, et ils les ont trouvés.
— Ils sont là ?
— Oui, dans une salle de repos… Sonnés, vous vous en doutez bien.
Le commandant connaissait la réaction des premiers témoins, leur état de choc, la difficulté à obtenir une version objective, concise, souvent polluée par l’émotion.
— Les victimes ont reçu des visites ?
— Oui, Ali a vu sa mère qui n’avait pas pu venir depuis deux jours, elle était grippée et ne voulait pas exposer son enfant au risque d’une infection. Il y a déjà suffisamment de germes dans les hôpitaux comme cela. Bref ! On l’a aperçue au fond du couloir. Mais sinon, personne d’autre.
Le commandant hésita, se méfiant de sa réputation concernant son manque de diplomatie. Il chercha la manière de formuler sa question sans heurter la surveillante. Plus rapide, celle-ci le devança :
— Si vous vous demandez si la mère peut avoir tué les deux enfants, la réponse est non. Cherchez ailleurs ! Ce gamin était la prunelle de ses yeux. Ils sont Marocains, et elle s’est battue pour qu’il soit soigné en France. Impossible qu’elle ait décidé de tuer son fils. J’ai parlé avec elle avant et après l’opération. C’est une personne sensée, bien dans sa tête, pas une dingue !
— Et elle est prévenue ?
— Non, pas encore, hésita-t-elle, on n’a pas osé, et puis…
Le commandant la coupa un peu sèchement :
— Et puis…, vous aimeriez autant qu’on s’en charge.
Elle ne répondit pas et préféra se préparer pour la question suivante.
— Et l’autre gosse ?
— Sa mère n’est pas venue aujourd’hui, enfin, je ne crois pas. On ne l’a pas vue. Je sais qu’elle devait s’absenter un jour ou deux, retourner en province. Elle est de Marseille. Elle va certainement téléphoner à son enfant ce soir…
Elle déglutit difficilement.
— Il va falloir lui dire la vérité.
Arrivés aux abords de la chambre, Girard manifesta une préoccupation plus technique.
— Avant d’entrer sur la scène de crime nous devons nous équiper. Peut-on le faire dans le couloir ? À moins que vous n’ayez une pièce à proximité, ce qui serait idéal.
— Oui, bien sûr, vous pouvez aller dans la salle de repos des infirmières.
La panoplie du cosmonaute : une paire de gants en latex, puis une seconde pour empêcher tout transfert d’ADN, après le contact de la première à mains nues. Et enfin combinaison, capuche, masque et surchaussures. L’opération se fit en silence. Difficile, même avec de l’expérience, de côtoyer un cadavre si l’on n’a pas pris le temps nécessaire pour se préparer à ce face à face. Aujourd’hui, il s’agissait de deux gosses, et plusieurs des policiers étaient des pères de famille. Bientôt, ce soir, demain ou dans quelques jours, les visages des victimes viendraient se superposer à leurs pensées au moment où ils s’y attendraient le moins. Habituellement, avant d’attaquer une scène de crime, les vannes plus ou moins vaseuses avaient toujours tendance à fuser, mais aujourd’hui… rien.
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