— Ce n'est rien, dit-il enfin pour rassurer Zizi. Je voulais rire.
— Comment que tu fais ça ?
— C'est un secret…
— Tu m'apprendras ?
— Plus tard, promit Jango.
— Il faut la médaille du colonel pour réussir ce tour ?
Jango fut étourdi par tant de perspicacité chez un enfant. Il ne répondit pas à cette question trop précise et s'en fut rejoindre bonne-maman.
Une casserole ronronnait sur le feu. Par endroits, la purée gonflait et éclatait avec un petit happement de fumeur de pipe. Il se formait alors de minuscules cratères qui s'uniformisaient pour composer de nouveaux volcans en éruption.
— Tu as l'air tout chose, remarqua bonne-maman.
— C'est vrai, reconnut Jango.
— Quelque chose qui ne va pas ?
La vieille femme crevait la peau d'une énorme saucisse au moyen d'une épingle.
— Tu la fais cuire comment ? demanda Jango dont ces préparatifs culinaires émouvaient les papilles.
— Au vin blanc…
Elle attendit un peu, espérant que les confidences ne tarderaient plus. Mais son fils ne se décidait pas.
— Ce serait pas que tu t'ennuies ? dit-elle brusquement.
Jango fit volte-face et mit ses yeux dans les yeux usés de sa mère.
Il démêla de l'anxiété et un amour éperdu dans cet infini maternel.
— Écoute, m'man, te tracasse pas. Seulement, il se produit quelque chose de bizarre.
Il prit la rosette.
— Tu sais ce que c'est que ça ?
Bonne-maman plissa les paupières.
— C'est la décoration du colonel ?
— Oui, eh bien, tu vas voir quelque chose.
Jango fixa une fois de plus le ruban à sa boutonnière. Bonne-maman fit un pas en arrière pour le considérer.
— Ça ne te va pas mal.
— Comment, bégaya Jango, tu ne t'aperçois de rien !
— Je ne comprends pas…
Il se précipita sur le miroir fixé au-dessus de l'évier. Il s'y trouva nez à nez avec le personnage attentif et sévère dont il avait fait la connaissance dans les waters du train.
— Enfin quoi ! Ce n'est plus moi…
Bonne-maman fut sérieusement alarmée.
— Jango ! Tu es malade, mon petit…
Jango haussa les épaules et appela Zizi. Au sursaut qu'eut le gamin en entrant, il sut qu'il était bien dans les apparences qu'il supposait.
— Ne fais plus ça, supplia Zizi. Je te reconnais plus et ça me fait peur.
Il ajouta, triomphant :
— Je savais bien que c'est avec la médaille du vieux que tu réussis ton tour.
Il fallut bien se rendre à l'évidence : la métamorphose n'était pas perceptible pour bonne-maman. On lui révéla le phénomène avec beaucoup de précautions.
Elle crut d'abord à une farce concertée ; puis elle douta de sa vue, après quoi elle adopta une attitude prudente et savamment dosée, faite d'un peu de scepticisme, d'un soupçon de crainte superstitieuse et de beaucoup de naïf orgueil.
L'aventure la rendit enjouée. Au cours du repas, elle affirma que nul artifice ou sortilège n'empêcherait jamais une mère de reconnaître son fils. Comme par ailleurs la saucisse était succulente, la vieille femme déploya pendant le reste de la soirée une bonne humeur à toute épreuve.
* * *
Après les poires, Jango accorda un peu d'attention rétrospective à son visiteur à tête de tirelire.
Il devinait qu'une fois veuf l'étrange bonhomme traverserait une ère de bonheur et, tout en étant fier de jouer dans ce cas le rôle du Destin, il ne pouvait s'empêcher de l'envier.
Et ce qu'il enviait le plus chez l'individu en question, c'était son amour avoué pour la philatélie et le bœuf braisé, car lui, Jango, s'enlisait sans joie dans la routine du train-train quotidien. Aucune manie ne donnait à sa vie une impulsion profitable. Aucune de ses distractions n'avait plus de valeur qu'un simple passe-temps.
Il ressentait durement son incapacité dans l'art délicat d'employer ses moments perdus. Car la véritable personnalité d'un individu se manifeste principalement au cours des heures vides ménagées dans le courant de son activité.
Jango n'ignorait pas que chez les êtres d'élite ces heures-là, précisément parce qu'elles sont vides, sont les mieux remplies. Sa rosette le rendait ambitieux et lui faisait désirer la pratique d'un art.
Il ne connaissait pas la musique. Par ailleurs, comme il n'était ni trompettiste dans un jazz nègre, ni pédéraste, ni vedette de music-hall, ni américain, il ne pouvait espérer se lancer dans la littérature avec quelque chance de réussite. Il ne se supposait pas non plus de dispositions pour la peinture ; pourtant, à la réflexion, il se dit que son ignorance du graphisme et des couleurs jouait en sa faveur. Les hebdomadaires à sensation révélaient chaque semaine un prodige dans ce vaste domaine. En huit jours, un amateur pouvait être lancé, pour peu qu'il peignît innocemment n'importe quoi et qu'il eût la bonne fortune de rencontrer un directeur de galerie en mal de poulains ou un journaliste en mal de copie.
Sans compter, le hasard est grand, qu'on peut toujours être découvert par M. Cocteau ou Mme Édith Piaf…
* * *
Jango résolut de creuser la question ultérieurement et, en attendant de détrôner le Douanier Rousseau, accepta une partie de dominos que proposait Zizi.
Pour prouver son inquiétude à Sainte-Thérèse, la vieille bonne de son oncle (qu'il avait ainsi surnommée parce qu'elle portait dans un scapulaire un morceau de la robe de la sainte précitée), Maurice passa la nuit en tête à tête avec une bouteille de whisky.
De temps à autre, la vieille domestique, à qui il avait ordonné de se mettre au lit, se relevait pour voir si le colonel était rentré. Chaque fois, Maurice créait l'« ambiance » en téléphonant soit aux pompiers, soit à un hôpital. A quatre heures, Sainte-Thérèse ne retourna pas se coucher, et Maurice, à peu près ivre, ne songea pas à le lui reprocher.
L'aube les surprit dans le petit salon. Maurice avait l'estomac tordu par l'alcool. Sainte-Thérèse avait les yeux bouillis dans le chagrin. Une pendule ancienne annonça cinq heures.
— Doux Jésus ! se lamenta la servante. Ce pauvre monsieur doit être mort !
Le visage de Maurice se décomposa. Deux larmes salèrent ses joues.
Sainte-Thérèse, bien qu'elle eût été — à son vif regret — empêchée de la matrice, ressentit entre estomac et pubis un picotement maternel. Elle surmonta sa propre douleur pour consoler le neveu vénéneux.
— Allons, allons, fit-elle en lui prenant les mains. Ayons confiance en la toute-puissance du Seigneur.
Maurice la repoussa du coude.
— Laissez-moi donc tranquille, gémit-il, j'ai envie de dégueuler…
Sainte-Thérèse retourna à ses sanglots, à la fois vexée et outrée de constater que Maurice pleurait en un pareil moment pour une douleur d'entrailles.
— C'est pas des façons de boire tant d'alcool, murmura-t-elle. Si ce pauvre monsieur était là…
La pensée qu'en effet son oncle n'y était pas, et qu'il n'y serait pas avant le Jugement dernier, soulagea Maurice.
— J'ai bu parce que je me caille les sangs, expliqua-t-il en geignant. Au lieu de marmonner, vous feriez mieux d'aller me préparer une infusion.
La servante quitta la pièce et, avant de franchir le seuil, tourna le commutateur, car le jour rendait la lumière électrique déplacée.
Une pénombre froide s'abattit sur le salon. Maurice ouvrit la fenêtre. Le boulevard sortait de l'engourdissement de la nuit. Quelques voitures de livraison passèrent ; le pas d'un ouvrier éveilla des échos assoupis.
Le jeune homme respira voluptueusement et referma la fenêtre. Cette nuit de veille l'avait détraqué. Il but l'infusion de verveine que lui apportait Sainte-Thérèse, fit la grimace et attendit que l'ordre régnât dans son estomac. Pour oublier son malaise, il se mit à évaluer les bibelots précieux que son oncle avait accumulés. Barbara ne se trompait pas en affirmant qu'il pourrait faire du fric avec les collections. Le mois prochain, il s'achèterait une automobile…
Читать дальше