— Personne ne la connaît donc cette fille ? Personne ne s’inquiète de ne pas la voir depuis quatre jours ?
Il est presque vingt-deux heures.
Ils sont assis sur un banc et regardent le canal. Une belle brochette de flics. Camille a laissé le bureau au nouveau stagiaire et il a emmené Louis et Armand dîner. Question restaurant, il n’a ni imagination ni mémoire, pour se rappeler une bonne adresse, c’est toujours la croix et la bannière. Demander à Armand, c’est idiot, il n’est pas allé au restaurant depuis la dernière fois où on l’a invité, l’établissement a dû fermer depuis belle lurette. Quant à Louis, ce qu’il pourrait recommander n’est pas dans les moyens de Camille. Le soir, sa cantine, c’est Taillevent ou Ledoyen. Alors, Camille tranche. La Marine, quai de Valmy, quasiment au pied de son immeuble.
On aurait eu beaucoup de choses à se dire. Quand ils travaillaient ensemble, qu’ils finissaient tard, il n’était pas rare qu’ils dînent avant de rentrer. La règle a toujours été que Camille payait. Selon lui, laisser Louis régler la note aurait été de mauvais goût vis-à-vis des autres, aurait rappelé que malgré son traitement de fonctionnaire, l’argent n’est pas un problème. Pour Armand, personne ne se serait même posé la question, quand vous proposez à Armand de dîner avec vous, c’est que vous l’invitez. Quant à Maleval, il avait toujours des problèmes d’argent, on sait comment il a fini.
Ce soir, Camille a été content de payer, il n’en dit rien mais il est heureux d’avoir ses deux gars. C’est inattendu. Trois jours plus tôt, il ne l’aurait même pas imaginé.
— Je ne comprends pas…, dit-il.
Le dîner est loin, on a traversé la rue, on marche le long du canal, on regarde les péniches amarrées.
— À son travail, personne ? Pas de mari, pas de fiancé, de petit ami, de copine, personne ? Pas de famille ? En même temps, dans une ville comme celle-ci, par les temps qui courent, que personne ne la réclame…
La conversation d’aujourd’hui ressemble à toutes celles qu’ils ont toujours eues, ponctuée de longs silences. Chacun a le sien, pensif, réflexif ou concentré.
— Tu prenais des nouvelles de ton père tous les jours, toi ? demande Armand.
Évidemment non, même pas tous les trois jours, son père aurait pu mourir subitement chez lui et rester là une semaine avant que… Il avait une amie qu’il voyait souvent, c’est elle qui l’a trouvé mort, qui a prévenu. Camille l’a rencontrée deux jours avant l’enterrement, son père l’avait évoquée distraitement, comme une vague relation. Il a quand même fallu trois voyages en voiture pour rapporter chez elle ce qu’elle laissait chez lui. Une femme petite, fraîche comme une pomme, presque rose, avec des rides, qu’on aurait dites jeunes. Elle sentait la lavande. Pour Camille, que cette femme ait pris la place de sa mère dans le lit de son père était, au sens propre, inimaginable. Deux femmes qui n’avaient rien à voir. C’était un autre monde, une autre planète, à la limite, il se demandait même quel rapport il y avait eu entre ses parents, on aurait dit aucun. Maud, l’artiste, avait épousé un pharmacien, allez comprendre. Il s’était posé mille fois la question. La petite pomme joliment ridée avait quelque chose de plus naturel dans le décor. Qu’on le retourne dans n’importe quel sens, nos parents, ce qu’ils faisaient ensemble reste souvent un mystère. Cela dit, quelques semaines plus tard, Camille s’est rendu compte que la petite pomme avait siphonné, en quelques mois, une bonne partie des avoirs du pharmacien. Camille s’est marré. Il l’a perdue de vue, c’est dommage, ça devait être quelqu’un.
— Moi, poursuit Armand, mon père, il était placé, c’était pas pareil. Mais quelqu’un qui vit seul, qu’est-ce que tu veux, il meurt, pour s’en rendre compte tout de suite, il faut carrément un coup de chance.
Cette pensée rend Camille perplexe. Il se souvient de quelque chose à ce sujet. Il raconte. Un type qui s’appelait Georges. Par un concours de circonstances, personne ne s’est étonné de n’avoir plus de nouvelles de lui pendant plus de cinq ans. Il a disparu administrativement sans qu’on se pose de questions, eau coupée, électricité coupée. Depuis 1996, la concierge le croyait à l’hôpital dont il était revenu sans que personne s’en aperçoive. On a trouvé son corps chez lui en 2001.
— J’ai lu ça dans…
Le titre lui échappe.
— Edgar Morin, un truc genre La Pensée… quelque chose.
— Pour une politique de civilisation , dit sobrement Louis.
Il remonte sa mèche de la main gauche. Traduire : désolé…
Camille sourit.
— C’est agréable de se retrouver, hein ? dit Camille.
— Ça fait beaucoup penser à Alice, lâche Armand.
Évidemment. Alice Hedges, une fille de l’Arkansas, retrouvée morte dans une benne, sur la berge du canal de l’Ourcq, et dont l’identité est restée inconnue pendant trois ans. Somme toute, disparaître sans laisser de traces, la chose est moins rare qu’on le pense. Quand même, ça laisse songeur. Vous êtes devant l’eau verte du canal Saint-Martin, vous savez que dans quelques jours on va classer l’affaire, vous vous dites que la disparition de cette fille inconnue n’aura rien fait à personne. Sa vie : à peine quelques ronds dans l’eau.
Personne n’est revenu sur le fait que Camille est toujours sur cette affaire dont il ne voulait à aucun prix. Avant-hier, Le Guen l’a appelé pour lui confirmer le retour de Morel.
— Me fais pas chier avec ton Morel, a répondu Camille.
Disant cela, Camille a compris qu’il savait depuis le début qu’accepter provisoirement une affaire comme celle-ci, c’était l’accepter jusqu’au bout. Il ne sait pas s’il doit ou non être reconnaissant à Le Guen de l’avoir propulsé dans cette histoire. Aux yeux de la hiérarchie, elle n’est d’ailleurs plus prioritaire. Un ravisseur anonyme a enlevé une femme inconnue et, hormis le témoignage d’un témoin, interrogé et réinterrogé maintes et maintes fois, rien ne « prouve » cet enlèvement. Il y a bien les vomissures dans le caniveau, le hurlement de pneus du fourgon que plusieurs personnes ont entendu, un riverain qui se garait et qui se souvient de la camionnette en train de se placer en travers sur le trottoir, n’importe comment. Mais tout ça ne vaut pas un bon corps bien mort, un bon cadavre, bien réel. De ce fait, Camille a rencontré pas mal de difficultés pour conserver Louis et Armand avec lui sur cette affaire mais au fond, Le Guen, comme les autres, comme tout le monde, est content de voir se reformer la brigade Verhœven. Ça ne pourra pas durer bien longtemps, un jour ou deux peut-être, pour le moment, on ferme les yeux. Pour Le Guen, si ce n’est déjà plus une affaire, ça reste un investissement.
Les trois hommes ont marché un moment après le dîner puis ils ont trouvé ce banc d’où ils observent le passage des promeneurs le long du quai, des amoureux principalement, des gens avec leurs chiens. On se croirait en province.
Voilà quand même une curieuse équipe, se dit Camille. D’un côté, un garçon richissime, de l’autre, un avare incurable. « Est-ce que je n’aurais pas un problème avec l’argent ? » C’est drôle d’ailleurs de penser ça. Il a reçu, il y a quelques jours, les documents l’informant de la vente aux enchères des œuvres de sa mère, il n’arrive pas à ouvrir l’enveloppe.
— Alors, dit Armand, c’est que tu n’as pas envie de les vendre. Selon moi, c’est mieux comme ça.
— Évidemment, avec toi, il faudrait tout garder.
Surtout les œuvres de Maud. Armand, ça lui reste vraiment en travers de la gorge.
Читать дальше