— Non. Pas tout, dit-il. Mais les tableaux de sa mère, quand même…
— On dirait que tu parles des joyaux de la Couronne !
— Bah, c’est quand même des bijoux de famille, non ?
Louis ne dit rien. Lui, dès que ça devient personnel…
Camille revient à l’enlèvement :
— Tu en es où sur les propriétaires de fourgons ? demande-t-il à Armand.
— On gratte, on gratte…
La seule piste, pour le moment reste la photo du véhicule. On connaît le modèle de fourgon grâce à l’image prise par la caméra de sécurité de la pharmacie Bertignac. Il y en a plusieurs dizaines de milliers en circulation. Le service scientifique a analysé l’inscription recouverte de peinture et leur a fourni une première liste de noms propres pouvant correspondre. De « Abadjian » à « Zerdoun ». Trois cent trente-quatre noms. Armand et Louis les passent en revue un par un. Dès qu’on trouve, dans cette liste, le nom de quelqu’un qui a possédé ou seulement loué un fourgon de ce type, on vérifie, on trouve à qui il a été revendu, s’il peut y avoir correspondance avec celui qu’on cherche, on envoie quelqu’un voir le véhicule.
— Quand c’est en province, tu parles si c’est facile.
De plus, ces camionnettes ne cessent de se vendre, de se revendre, c’est une cascade infernale, pour trouver les gens et arriver à leur parler… Moins on trouve, plus c’est difficile et plus Armand s’épanouit. Quoique « s’épanouir » ne soit pas un mot qui lui convient très bien. Camille l’a regardé travailler ce matin, engoncé dans un chandail hors d’âge, devant lui du papier de récupération, en main un stylo publicitaire à l’enseigne du Pressing Saint-André .
— Ça va prendre des semaines et des semaines, conclut Camille.
Pas vraiment.
Son téléphone vibre.
C’est le stagiaire, excité. Il en bafouille, il en oublie même les recommandations de Camille.
— Patron ? Le ravisseur s’appelle Trarieux, on vient de le loger. Le divisionnaire demande que vous veniez tout de suite.
Alex ne mange quasiment rien, elle s’est terriblement affaiblie mais surtout, surtout, son esprit va très mal. Cette cage contraint votre corps et envoie votre cerveau dans la stratosphère. Une heure dans cette position, on en pleure. Un jour, on pense mourir. Deux jours, on décolle. Trois jours, on devient fou. Et maintenant, elle ne sait plus très bien depuis quand elle est enfermée et suspendue, des jours. Des jours.
Elle ne s’en rend plus compte, son ventre exhale en permanence des plaintes de souffrance. Elle geint. Elle ne peut plus pleurer, elle se cogne la tête contre la planche, à droite, une fois, une autre, encore, encore, encore, elle tape sa tête, elle la cogne, encore et encore, et sa plainte devient un hurlement, son front est en sang, sa tête résonne de sa folie, elle veut mourir le plus vite possible parce que c’est vivre qui est devenu insupportable.
Il n’y a qu’en présence de l’homme qu’elle ne geint pas. Quand il est là, Alex parle, parle, elle pose des questions non pour qu’il réponde (il ne parle jamais), mais parce que dès qu’il part, elle se sent effroyablement seule. Elle comprend ce que ressentent les otages. Elle le supplierait de rester tellement elle a peur d’être seule, de mourir seule. Il est son bourreau mais c’est comme si elle ne pouvait pas mourir tant qu’il est là.
Bien sûr, c’est l’inverse qui est vrai.
Elle se fait du mal.
Volontairement.
Elle tente de se faire mourir parce que aucune aide ne lui viendra. Ce corps rompu, tétanisé, elle ne le contrôle plus ; elle pisse sous elle, elle est secouée de spasmes, rigide des pieds à la tête. Alors, de désespoir, elle frotte sa jambe sur l’arête de la planche rugueuse, ça fait une brûlure au début, mais Alex continue, continue, elle continue parce qu’elle hait ce corps dans lequel elle souffre, elle veut le tuer, elle frotte sa jambe en appuyant de toutes ses forces et la brûlure devient une plaie. Ses yeux fixent un point imaginaire. Une écharde est entrée dans le mollet, Alex frotte encore et encore, elle attend que la plaie saigne, elle l’espère, elle le veut, se vider de son sang, mourir.
Elle est abandonnée du monde. Personne ne viendra plus à son secours.
Il lui faudra combien de temps pour mourir ? Et combien de temps ensuite pour qu’on retrouve son corps ? Va-t-il le faire disparaître, l’enterrer ? Où ? Elle fait des cauchemars, voit son corps dans une bâche, en vrac, la nuit, une forêt, des mains jettent le tout dans une fosse, ça fait un bruit sinistre et désespérant, elle se voit morte. Elle est déjà comme morte.
Il y a une éternité, quand elle pouvait encore savoir quel jour on était, Alex a pensé à son frère. Pour ce que ça va lui être utile, de penser à lui. Il la méprise, elle le sait. Sept ans de plus qu’elle, pour toute la vie. Sait tout mieux qu’elle, peut tout se permettre. Toujours plus fort qu’elle, depuis le début. Donneur de leçons. La dernière fois qu’elle l’a vu, comme elle sortait un tube de cachets pour dormir, il l’a saisi à la volée en lui disant :
— Qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ?
Toujours l’air d’être son père, son directeur de conscience, son patron, d’avoir autorité sur sa vie. C’est comme ça depuis le début.
— Hein ? C’est quoi ces conneries ?
Les yeux lui sortaient de la tête. C’est un colérique, c’est affreux. Ce jour-là, pour le calmer, Alex a avancé le bras et lui a passé lentement la main dans les cheveux, sa bague s’est prise dans une mèche, elle a retiré sa main trop vite, il a poussé un cri et l’a giflée, comme ça, devant tout le monde. Il s’énerve vraiment facilement.
La disparition d’Alex, lui… Trop content d’avoir la paix. Il attendra bien deux ou trois semaines avant de commencer à s’interroger.
Elle a pensé à sa mère aussi. Elles ne se parlent pas souvent, elles peuvent rester un mois sans se téléphoner. Et ce n’est pas sa mère qui appellerait en premier.
Quant à son père… C’est dans ces moments-là que ce doit être bien d’en avoir un. D’imaginer qu’il va venir vous délivrer, de le croire, de l’espérer, ça doit vous bercer, ça doit vous désespérer aussi, Alex ne sait pas du tout ce que ça doit faire, d’avoir un père. D’ordinaire, elle n’y pense jamais.
Mais ces pensées-là, c’était au tout début de son incarcération, aujourd’hui, elle ne pourrait plus articuler deux ou trois idées saines à la suite, son esprit en est devenu incapable, il ne fait qu’enregistrer la souffrance que le corps lui inflige. Avant donc, Alex a pensé aussi à son travail. Quand l’homme l’a enlevée, elle venait de finir un remplacement. Elle voulait terminer ce qu’elle avait en route, à la maison, enfin, dans sa vie. Elle a un peu d’argent de côté, elle peut tenir deux ou trois mois, facilement, elle a peu de besoins, alors elle n’a pas demandé de nouvelle mission. Personne ne va se manifester pour la demander. Parfois, quand elle travaille, elle a des collègues qui appellent mais en ce moment, elle n’en a pas.
Et ni de mari, ni de fiancé, ni d’amoureux. Elle en est là. Personne.
Peut-être qu’on s’inquiétera d’elle des mois après qu’elle sera morte ici, épuisée et folle.
Si son esprit fonctionnait encore, Alex ne saurait même pas quelle question se poser : combien de jours avant de mourir ? Quelles souffrances au moment de mourir ? Un cadavre pourrit comment entre ciel et terre ?
Pour le moment, il attend ma mort, c’est ce qu’il a dit : « Te regarder crever ». C’est ce qui est en train de se passer.
Et ce « pourquoi » lancinant a soudain crevé comme une bulle, Alex a ouvert les yeux en grand. Elle remuait cette idée sans le savoir, sans le vouloir, et l’idée a germé, à son insu, comme une plante sale et obstinée. Le déclic vient de s’opérer, allez savoir comment, c’est un tel désordre dans son esprit. Comme une décharge électrique.
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