— J’ai l’air d’un général à la con, tu ne trouves pas ?
— Dans votre esprit, je suppose que « général à la con » est un pléonasme.
Ils plaisantent mais en fait, ils ne s’écoutent pas. Chacun poursuit sa réflexion.
— Quand même…, dit Louis pensivement. Aucun fourgon de ce modèle n’a été volé très récemment. À moins qu’il ne prépare son coup depuis de longs mois, enlever une fille avec son propre véhicule, il a pris de drôles de risques. Une voix derrière eux.
— Il n’a peut-être rien dans le citron, ce type…
Camille et Louis se retournent. C’est Armand.
— S’il n’a rien dans le citron, il est imprévisible, dit Camille en souriant. Ça va rendre les choses encore plus difficiles.
Ils se serrent la main. Armand a travaillé plus de dix ans avec Camille, dont neuf et demi sous ses ordres. C’est un homme effroyablement maigre, d’apparence triste et frappé d’une avarice pathologique qui a gangrené toute sa vie. Chaque seconde que vit Armand est tendue vers l’économie. La théorie de Camille, c’est qu’il a peur de la mort. Louis, qui a fait à peu près toutes les études qu’on peut faire, a confirmé que c’était psychanalytiquement défendable. Camille était fier d’être un bon théoricien dans une matière dont il ignore tout. Professionnellement, Armand est une infatigable fourmi. Donnez-lui le Bottin de n’importe quelle ville et revenez un an plus tard, il aura vérifié tous les abonnés.
Armand a toujours voué à Camille une admiration sans mélange. Au début de leur carrière, lorsqu’il a appris que la mère de Camille était un peintre célèbre, son admiration a tourné à la ferveur. Il collectionne les coupures de presse la concernant. Il a dans son ordinateur une reproduction de toutes les œuvres d’elle qu’on peut trouver sur Internet. Lorsqu’il a su que c’est au tabagisme ininterrompu de sa mère que Camille devait le handicap de sa petite taille, Armand a été troublé. Il a tenté de réaliser une synthèse qui concilierait l’admiration pour un peintre dont il ne comprend pas le travail mais dont il admire la célébrité et la rancune qu’on peut vouer à une femme aussi égoïste. Mais ces sentiments trop contradictoires ont eu raison de sa logique. On dirait qu’il cherche encore. Pourtant, c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’en empêcher, dès que l’actualité fait remonter à la surface le nom ou une œuvre de Maud Verhœven, Armand exulte.
« Tu aurais dû l’avoir pour mère, lui a dit Camille, un jour, en le regardant par en dessous.
— C’est bas », a grommelé Armand qui n’est pas dépourvu d’humour.
Lorsque Camille a dû s’arrêter de travailler, il est venu lui aussi le visiter à la clinique. Il attendait que quelqu’un passe en voiture pas trop loin pour éviter de payer le transport, il arrivait les mains vides avec un prétexte toujours différent mais il était là. La situation de Camille le bouleversait. Sa peine était réelle. Vous travaillez des années et des années avec des gens et finalement vous ne les connaissez pas. Que survienne un accident, un drame, une maladie, une mort et vous découvrez à quel point ce que vous saviez d’eux était circonscrit à des informations proposées par le hasard. Armand a des générosités, ça semble un peu fou à dire. Certes, ça n’est jamais monnayable, ça ne doit pas lui coûter d’argent mais, à sa manière, il a des grandeurs d’âme. À la Brigade, personne n’y croirait, dire une chose pareille ferait hurler de rire tous ceux qu’il a déjà tapés dix fois c’est-à-dire tout le monde.
Quand il venait le voir à la clinique, Camille lui donnait de l’argent pour qu’il aille lui chercher un journal, deux cafés au distributeur, une revue. Armand gardait la monnaie. Et à la fin de sa visite, lorsqu’il se penchait à la fenêtre, il voyait Armand, sur le parking, interroger les visiteurs qui quittaient la clinique pour trouver celui qui le ramènerait à une distance suffisante de chez lui pour finir le chemin à pied.
Ça fait du mal de se retrouver ensemble, tout de même, quatre ans plus tard. De l’équipe d’origine, il n’en manque qu’un Maleval. Expulsé de la police. S’est traîné plusieurs mois en préventive. Ce qu’il est devenu… Camille pense que Louis et Armand le revoient de temps en temps. Lui ne peut pas.
Ils sont tous les trois devant le grand plan de Paris, ils ne disent rien et comme ça finit par ressembler à une prière sournoise, Camille s’ébroue. Il désigne le plan.
— Bien. Louis, on fait comme on a dit. Tu emmènes tout le monde sur place. On ratisse.
Il se tourne vers Armand.
— Et toi, Armand, un fourgon blanc passe-partout, des pneus universels, un repas lambda pour la victime, un ticket de métro… Tu as l’embarras du choix.
Armand fait oui de la tête.
Camille ramasse ses clés.
Reste une journée à tenir avant le retour de Morel.
La première fois qu’il revient, le cœur d’Alex chavire. Elle l’entend, faute de pouvoir se retourner et le regarder. Son pas est lourd, lent et résonne comme une menace. Pendant chacune des heures précédentes, Alex a anticipé sur cette venue, s’est vue violée, battue, tuée. Elle a vu la cage descendre, elle a senti l’homme l’empoigner par l’épaule, l’extraire de sa cage, la gifler, la tordre, la forcer, la pénétrer, la faire hurler, la tuer. Comme il l’a promis. « Je vais te regarder crever, sale pute. » Quand on traite une femme de sale pute, c’est qu’on veut la tuer, non ?
Ça ne s’est pas encore passé. Il ne la touche pas encore, peut-être qu’il veut d’abord jouir de cette attente. La mise en cage est destinée à faire d’elle un animal, à l’avilir, la domestiquer, lui montrer qu’il est le maître. C’est pour cela qu’il l’a battue si violemment. Ces pensées, plus mille autres plus terribles encore, la hantent. Mourir n’est pas rien. Mais attendre la mort…
Alex se promet toujours de noter mentalement les moments où il vient mais les repères se brouillent vite. Le matin, la journée, le soir, la nuit, tout ça fait un continuum de temps dans lequel son esprit a de plus en plus de mal à trouver son chemin.
Quand il vient, il se plante d’abord sous la cage, les mains dans les poches, il la regarde un long moment, puis il dépose son blouson en cuir par terre, descend la caisse jusqu’à hauteur des yeux, il sort son téléphone, fait une photo et va s’installer à quelques mètres, là où il a déposé toutes ses affaires, une dizaine de bouteilles d’eau, des sacs en plastique et les vêtements d’Alex, jetés au sol, c’est dur pour elle d’être enfermée et de voir ça, quasiment à portée de main. Il s’assoit. Rien d’autre pour le moment, il la regarde. On dirait qu’il attend quelque chose, il ne dit pas quoi.
Et puis elle ne sait pas ce qui, d’un coup, le décide à repartir mais, soudain, il se lève, se tape sur les cuisses comme pour s’encourager, remonte la cage et, après un dernier coup d’œil, il repart.
Il ne parle pas. Alex lui a posé des questions, pas trop parce qu’elle ne veut pas le mettre en colère, il n’a répondu qu’une seule fois, le reste du temps il ne dit rien, on dirait même qu’il ne pense à rien, il la fixe. Il l’a dit, d’ailleurs : Je vais te regarder crever.
La position d’Alex est, au sens propre, intenable.
Impossible de se tenir debout, la cage n’est pas assez haute. De s’allonger, elle n’est pas assez longue. De s’asseoir, le couvercle est trop bas. Elle vit repliée sur elle-même, presque roulée en boule. Les douleurs sont rapidement devenues insupportables. Les muscles se tétanisent, les articulations semblent se solidifier, tout s’est engourdi, tout est bloqué, sans compter le froid. Son corps entier s’est raidi et, comme Alex ne peut pas bouger, la circulation sanguine s’est ralentie, ajoutant encore à la douleur de la tension à laquelle elle est condamnée. Des images sont revenues, des schémas remontant à ses études d’infirmière, des muscles atrophiés, des articulations gelées, sclérosées, parfois elle croit assister à la détérioration de son corps comme si elle était radiologue, que ce corps n’était pas le sien et elle comprend que son esprit est en train de se diviser en deux, quelqu’un qui est là, l’autre qui n’y est pas, qui vit ailleurs, le début de la folie qui la guette et qui sera le résultat mécanique de cette position infernale, inhumaine.
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