— Vous…, commence Alex, mais elle ne sait pas ce qu’elle veut lui dire, lui demander.
Lui, hoche la tête, simplement, juste ce sourire crétin. Il est fou, se dit Alex.
— Vous êtes d-dingue…
Mais elle n’a pas le temps d’aller plus loin, il vient de se reculer, il s’éloigne, elle ne le voit plus, alors ses tremblements s’accélèrent. Dès qu’il disparaît, elle s’alarme. Que fait-il ? Elle tord le cou, elle entend juste des bruits, assez lointains, tout résonne dans cette immense salle vide. Sauf que maintenant, ça bouge. Insensiblement, la caisse s’est ébranlée. Ça fait un bruit de bois qui craque. Du coin de l’œil, en se déhanchant à la limite de ses possibilités, elle remarque, au-dessus d’elle, la corde. Elle ne l’avait pas vue. Elle est attachée au couvercle de la caisse. Alex se contorsionne pour passer la main au-dessus d’elle, entre les planches : un anneau en acier, elle empoigne le nœud de la corde, un énorme nœud, très serré.
La corde vibre et se tend, la caisse semble pousser un hurlement, elle se soulève, elle quitte le sol et se met à tanguer, à tourner lentement sur elle-même. L’homme entre de nouveau dans son champ de vision, il est à sept ou huit mètres d’elle, près du mur, il tire avec de grands gestes sur la corde reliée à deux poulies. La caisse monte très doucement, donne l’impression qu’elle va basculer, Alex ne bouge pas, l’homme la regarde. Lorsqu’elle est à environ un mètre cinquante du sol, il s’arrête, bloque la corde, part farfouiller dans un tas d’affaires posées, là-bas, près de l’ouverture opposée, puis il revient.
Ils sont face à face, à la même hauteur, et peuvent se regarder dans les yeux. Il sort son téléphone portable. Pour la photographier. Il cherche l’angle, se déplace, se recule, il en fait une, deux, trois… puis il vérifie les clichés, efface ceux dont il n’est pas satisfait. Après quoi, il retourne près du mur, la caisse monte encore, la voici maintenant à deux mètres du sol.
L’homme attache la corde, il est visiblement content de lui.
Il enfile sa veste, tape sur ses poches pour vérifier qu’il n’a rien oublié. Alex semble ne plus exister, il jette juste un œil sur la caisse en partant. Vraiment content de son ouvrage. Comme s’il quittait son appartement pour aller au travail.
Il est parti.
Silence.
La caisse se balance lourdement au bout de sa corde. Un courant d’air froid tourbillonne et recouvre par vagues le corps déjà transi d’Alex.
Elle est seule. Nue, enfermée.
Alors soudain, elle comprend.
Ce n’est pas une caisse.
C’est une cage.
— Enfoiré…
« Tout de suite les grands mots… », « N’oublie pas que je suis ton chef ! », « Tu ferais quoi à ma place ? », « Élargis ton vocabulaire, tu deviens lassant. » Avec Camille, au fil des années, le divisionnaire Le Guen a tout essayé, ou à peu près. Plutôt que de retomber sans cesse sur les mêmes formules, il ne répond plus. Et du coup, ça coupe l’herbe sous le pied de Camille qui, en règle générale, entre dans le bureau sans frapper et se contente de se planter devant son chef. Au mieux, le divisionnaire lève les épaules, fataliste ; au pire, il baisse le regard, faussement contrit. Pas un mot, comme un vieux couple, ce qui est un échec pour des hommes qui, à cinquante ans, sont tous les deux célibataires. Enfin, sans femme. Camille est veuf. Le Guen, lui, a soldé son quatrième divorce l’an dernier. « C’est curieux, comme tu épouses tout le temps la même femme », lui a dit Camille la dernière fois. « Qu’est-ce que tu veux, quand on a des habitudes, a répondu Le Guen. Tu remarqueras que je n’ai jamais changé de témoin non plus, c’est toujours toi ! » Il a ajouté, bougon : « Et puis, quitte à changer de femme, autant prendre la même », montrant ainsi que sur le terrain de la résignation, il ne craint vraiment personne.
Qu’il ne soit plus nécessaire de se dire les choses pour se comprendre est la première raison pour laquelle Camille n’agresse pas Le Guen ce matin. Il écarte la petite manipulation du divisionnaire qui, évidemment, aurait pu mettre quelqu’un d’autre sur cette affaire et qui a fait semblant de n’avoir personne sous la main. Ce qui frappe Camille, c’est qu’il aurait dû s’en rendre compte immédiatement et que ça lui a échappé. C’est assez curieux et, pour tout dire, suspect. La seconde raison, c’est qu’il n’a pas dormi, qu’il est épuisé et qu’il n’a pas d’énergie à gaspiller parce qu’il reste une longue journée à tenir avant d’être relevé par Morel.
Il est sept heures et demie du matin. Des agents fatigués passent d’un bureau à l’autre en s’interpellant, les portes s’ouvrent, on perçoit des cris, dans les couloirs des gens attendent, hagards, la Maison termine une nuit aussi blanche que les autres.
Louis arrive. Pas dormi non plus. Camille le détaille rapidement. Costume Brooks Brothers, cravate Louis Vuitton, chaussures Finsbury ; toujours très sobre. Pour les chaussettes, Camille ne peut pas encore se prononcer et, de toute manière, il n’y connaît rien. Louis est chic mais, quoique parfaitement rasé, il a une petite mine.
Ils se serrent la main comme un matin ordinaire, comme s’ils n’avaient jamais cessé de travailler ensemble. Depuis qu’ils se sont retrouvés, la nuit dernière, ils ne se sont pas réellement parlé. Rien évoqué de ces quatre années. Il n’y a rien de secret, non, c’est de l’embarras, des douleurs et puis, qu’est-ce qu’il y aurait à dire devant un pareil échec ? Louis et Irène s’aimaient beaucoup. Camille pense que Louis s’est senti responsable lui aussi de cet assassinat. Louis ne prétendait pas au même chagrin que Camille mais il avait le sien. C’était incommunicable. Au fond, ils ont été écrasés par le même désastre, ça leur a coupé la parole à tous les deux. D’ailleurs tout le monde a été sidéré, mais eux ils auraient dû se parler. Ils n’y sont pas arrivés et, peu à peu, ils ont continué de penser l’un à l’autre, mais ils ont cessé de se voir.
Les premières conclusions de l’Identité ne sont pas encourageantes. Camille feuillette rapidement le rapport et passe les pages à Louis au fur et à mesure. La gomme des pneus, ce qu’il y a de plus courant comme gomme et qui doit équiper cinq millions de véhicules. Le fourgon, le genre le plus habituel. Quant au dernier repas de la victime, crudités, viande rouge, haricots verts, vin blanc, café, avec ça…
On s’installe devant le grand plan, dans le bureau de Camille. Le téléphone sonne.
— Ah, Jean, dit Camille, tu tombes bien.
— Oui, rebonjour à toi aussi, dit Le Guen.
— J’ai besoin d’une quinzaine d’agents.
— Absolument impossible.
— Donne-moi plutôt des femmes.
Camille prend quelques secondes de réflexion supplémentaire.
— Il me les faut pendant au moins deux jours. Peut-être trois, si on ne retrouve pas la fille d’ici là. Et aussi un véhicule supplémentaire. Non, deux.
— Écoute…
— Et je veux Armand.
— Oui, ça, c’est possible. Je te l’envoie toute de suite.
— Merci pour tout, Jean, dit Camille en raccrochant.
Puis il retourne vers le plan.
— On va avoir quoi ? demande Louis.
— Le moitié de tout. Plus Armand.
Camille garde les yeux rivés sur le plan. Au mieux, en levant les bras, il pourrait toucher le sixième arrondissement. Pour pointer le dix-neuvième, il faudrait une chaise. Ou une baguette. Mais ça fait petit professeur, la baguette. Au fil des années, il a pensé à plusieurs formules, pour ce plan. Le fixer au plus bas, le poser carrément au sol, le découper en zones et les coller en ligne… il n’en a retenu aucune parce que toutes celles qui résolvaient son problème de taille posaient le problème inverse à tous les autres. Aussi, comme chez lui, comme à l’Institut médico-légal, ici aussi, Camille a ses instruments. Question tabourets, échelles, marchepieds, escabeaux, c’est un expert. Dans son bureau, pour les dossiers, les archives, les fournitures et sa documentation technique, il a opté pour une petite échelle en aluminium, étroite, de format moyen et pour le plan de Paris, c’est un tabouret de bibliothèque, le modèle qui roule et qui se bloque quand on monte dessus. Camille l’approche et grimpe. Il observe les axes qui convergent vers le lieu de l’enlèvement. On va organiser les équipes qui vont quadriller tout le secteur, la question est de savoir où limiter le périmètre d’action. Il désigne un quartier, regarde soudain ses pieds, réfléchit, se retourne vers Louis et demande :
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