Elle a beaucoup pleuré mais ensuite, elle n’a plus eu de larmes. Elle dort peu, jamais bien longtemps parce que la crispation musculaire la réveille sans cesse. Les premières crampes réellement douloureuses sont intervenues la nuit dernière, elle s’est réveillée en hurlant, sa jambe entière était saisie d’une torsion intolérable. Pour tenter de la détendre, elle a frappé avec son pied contre les planches, le plus fort qu’elle pouvait, comme si elle voulait faire exploser la cage. La crampe s’est peu à peu calmée mais elle sait que son effort n’y est pour rien. Elle reviendra comme elle est partie. Tout ce qu’elle a gagné, c’est que la cage s’est mise à se balancer. Quand elle commence, elle met longtemps avant de se stabiliser de nouveau. Ça porte au cœur au bout d’un moment. Alex a vécu des heures dans la hantise que cette crampe revienne. Elle surveille chaque partie de son corps mais plus elle y pense, plus il la fait souffrir.
Au cours de ses rares moments de sommeil, elle fait des rêves de prison, elle est enterrée vivante, ou noyée, quand ce ne sont pas les crampes, le froid, l’angoisse, ce sont les cauchemars qui la réveillent. Maintenant, comme elle n’a bougé que de quelques centimètres en plusieurs dizaines d’heures, elle est prise de soubresauts, comme si ses muscles mimaient le mouvement, ce sont des spasmes réflexes auxquels elle ne peut rien, ses membres cognent violemment les planches, elle pousse des cris.
Se damnerait pour pouvoir s’étendre, pour seulement s’allonger, juste une heure.
Lors de l’une de ses premières venues, il a fait monter par une autre corde, au niveau de sa cage, un panier en osier qui s’est balancé un long moment avant de se stabiliser. Quoi qu’il ne fût pas loin du tout, il a fallu à Alex déployer des trésors de volonté, elle a dû se déchirer la main à travers les planches pour réussir à attraper une partie du contenu, une bouteille d’eau et des croquettes pour animaux. Pour chien ou pour chat. Alex n’a pas cherché, elle s’est ruée dessus, sans réfléchir. Et a quasiment vidé la bouteille tout de suite, d’un coup. C’est plus tard seulement qu’elle s’est demandé s’il avait mis quelque chose dedans. Elle s’est remise à trembler mais il est impossible de savoir de quoi elle tremble, de froid, d’épuisement, de soif, de peur… Les croquettes ont ravivé sa soif sans vraiment la rassasier. Elle y touche le moins possible, seulement lorsque la faim la tenaille. Et puis, il faut aussi pisser et tout le reste… Au début, elle a eu honte, mais comment faire ? Ça s’étale en bas à l’aplomb de sa cage, comme les déjections d’un énorme oiseau. La honte est vite passée, ce n’est rien à côté de la douleur, rien à côté de la hantise de vivre ainsi des jours et des jours, sans bouger, sans remuer, sans savoir combien de temps il va la garder, si vraiment il a l’intention de la faire mourir ici, comme ça, dans cette caisse.
Combien de temps faut-il pour mourir de cette façon ?
Les premières fois, quand il venait, elle le suppliait, elle a demandé pardon, elle ne sait pas pourquoi, et même, ça lui a échappé, une fois, elle lui a demandé de la tuer. Elle n’avait pas dormi depuis des heures et des heures, la soif la taraudait, son estomac avait régurgité les croquettes qu’elle avait pourtant longuement mâchées, elle sentait la pisse et le vomi, la rigidité de sa position la rendait folle, à cet instant, la mort lui a semblé préférable à tout. Aussitôt, elle l’a regretté parce que en fait, elle ne veut pas mourir, pas maintenant, ça n’est pas comme ça qu’elle voyait la fin de sa vie. Elle a tant de choses à faire encore. Mais, quoi qu’elle dise, quoi qu’elle demande, l’homme ne répond jamais.
Sauf une fois.
Alex pleurait énormément, elle s’épuisait, elle sentait que son esprit commençait à divaguer, que son cerveau devenait un électron libre, sans maîtrise, sans attaches, sans repères. Il avait descendu la cage pour la prendre en photo, Alex a dit, pour la millième fois sans doute :
— Pourquoi moi ?
L’homme a levé la tête, comme s’il ne s’était jamais posé la question. Il s’est penché. À travers les planches, leurs visages se sont trouvés à quelques centimètres l’un de l’autre.
— Parce que… parce que c’est toi.
Ça l’a saisie, Alex. Comme si tout s’était arrêté d’un coup, que Dieu avait basculé un interrupteur, elle n’a plus rien senti, ni ses crampes, ni sa soif, ni ses douleurs d’estomac, ni ses os glacés jusqu’à la moelle, toute tendue vers ce qu’il allait répondre.
— Qui êtes-vous ?
Il a souri, simplement. Peut-être qu’il n’a pas l’habitude de parler beaucoup, que ces quelques mots l’avaient épuisé. Il a monté la cage, très vite, il a pris son blouson et il est parti sans un regard, il semblait même en colère. Il en avait sans doute dit plus qu’il ne le voulait.
Cette fois-là, elle n’a pas touché aux croquettes, il venait d’en ajouter à celles qui restaient, elle a juste attiré à elle la bouteille d’eau et elle l’économise. Elle voulait réfléchir à ce qu’il avait dit mais quand vous souffrez à ce point, comment penser à autre chose ?
Elle passe des heures le bras tendu au-dessus d’elle, la main serrant, caressant l’énorme nœud de la corde qui retient sa cage. Un nœud gros comme son poing, incroyablement serré.
Au cours de la nuit suivante, Alex est tombée dans une sorte de coma. Son esprit ne se fixait sur rien, elle avait l’impression que toute sa masse musculaire avait fondu, qu’elle n’était plus que des os, qu’elle était réduite à un raidissement total, une immense contracture des pieds à la tête. Jusqu’ici, elle était parvenue à se tenir à une discipline, des exercices minuscules qu’elle renouvelait à peu près toutes les heures. Bouger d’abord les doigts des pieds, puis les chevilles, les tourner dans un sens, trois fois, puis dans l’autre, trois fois aussi, remonter, les mollets, serrer les mollets, les détendre, resserrer, de chaque côté, étirer la jambe droite le plus loin possible, la ramener, recommencer, trois fois, etc. Mais maintenant, elle ne sait plus si elle a rêvé ses exercices où si elle les a fait vraiment. Ce qui l’a réveillée, ce sont ses gémissements. Au point qu’elle a pensé que c’était quelqu’un d’autre, une voix extérieure à elle. Des petits râles qui venaient du ventre, des sonorités qu’elle ne connaissait pas.
Et elle avait beau être parfaitement réveillée, elle ne parvenait pas à empêcher ces gémissements de s’échapper d’elle, au rythme de sa respiration.
Alex en est certaine. Elle a commencé à mourir.
Quatre jours. Quatre jours que l’enquête piétine. Les analyses sont vaines, les témoignages, stériles. Ici on a vu le fourgon blanc, ailleurs, il est bleu. Plus loin, on a cru qu’une femme avait disparu, une voisine, on appelle, elle est au travail. Une autre sur laquelle on investiguait déjà revient de chez sa sœur, le mari ne savait pas qu’elle avait une sœur, un bordel…
Le procureur a nommé un juge, un jeune type qui s’active, de la génération où on aime que ça pulse. La presse, elle, n’en a quasiment pas parlé, le fait divers a été cité et aussitôt recouvert par la déferlante quotidienne d’informations. Le bilan, c’est qu’on n’a pas encore logé le ravisseur et qu’on ne sait toujours pas non plus qui est la victime. Toutes les disparitions déclarées ont été vérifiées, aucune ne peut être celle de la rue Falguière. Louis a élargi la recherche à tout le territoire, il est remonté assez loin dans les disparitions des jours précédents, puis des semaines précédentes, et des mois précédents, en vain. Rien qui puisse correspondre à une fille, jeune et réputée assez jolie, dont un trajet plausible passe par la rue Falguière dans le quinzième arrondissement de Paris.
Читать дальше