Peu importe, maintenant, elle sait.
C’est le père de Pascal Trarieux.
Les deux hommes ne se ressemblent pas, pas du tout même, on dirait qu’ils ne se connaissent même pas tellement ils sont dissemblables. Si, peut-être le nez, elle aurait dû y penser plus tôt. C’est lui, aucun doute, et c’est une très mauvaise nouvelle pour Alex parce qu’elle a la conviction qu’il disait vrai, il l’a conduite ici pour la faire mourir.
Il la veut morte.
Jusqu’ici, elle s’était refusé à y croire vraiment. Cette certitude remonte à son esprit, absolument intacte, comme aux premiers instants, et elle cadenasse toutes les portes, fait fondre ses ultimes et minuscules résidus d’espoir.
— Ah, ça-y-est…
Toute à sa peur, elle ne l’a pas entendu arriver. Elle se tord le cou pour l’apercevoir mais avant qu’elle y soit parvenue, la caisse se met à danser légèrement puis à tourner sur elle-même. Bientôt, il entre dans son champ de vision. Il est près du mur, en train de faire descendre la cage. Lorsqu’elle est à la bonne hauteur, il attache la corde et s’approche. Alex fronce les sourcils parce qu’il n’est pas comme d’habitude. Ce n’est pas elle qu’il regarde, on dirait qu’il regarde à travers elle et il marche très lentement comme s’il craignait de marcher sur une mine. Maintenant qu’elle le voit de plus près, oui, en effet, il y a un air de ressemblance avec son fils, ce visage buté.
Il s’est arrêté à deux mètres de la cage, il ne bouge pas. Elle le voit sortir son téléphone portable, elle perçoit une série de frottements au-dessus d’elle. Elle tente de se retourner, mais rien à faire, elle a déjà essayé mille fois, absolument impossible.
Alex se sent vraiment mal.
L’homme tient le téléphone à bout de bras, il sourit, Alex lui a déjà vu cette grimace qui ne présage rien de bon. Elle entend de nouveau les frottements au-dessus d’elle puis le déclic de l’appareil photo. Il hoche la tête, donne son accord à on ne sait quoi, puis il retourne à l’angle de la salle et fait remonter la cage.
Le regard d’Alex, à ce moment, est attiré par le panier en osier rempli de croquettes, juste à côté d’elle. Il se balance étrangement, pris de petits soubresauts, on dirait presque qu’il est vivant.
Alex comprend soudain. Ce ne sont pas des croquettes pour chat ou pour chien, comme elle le pensait.
Elle le comprend quand elle voit la tête de l’énorme rat émerger du bord du panier. Dans son champ de vision, sur le couvercle de la cage, deux autres silhouettes sombres passent très vite, accompagnées de ces frôlements qu’elle a déjà entendus. Les deux silhouettes s’arrêtent et glissent la tête entre les planches, juste au-dessus d’elle. Deux rats, plus gros que le précédent, avec des yeux noirs et brillants.
Alex est incapable de se retenir, elle hurle à s’en éclater les poumons.
Parce que c’est pour cette raison qu’il laisse des croquettes. Ce n’est pas pour la nourrir. C’est pour les attirer.
Ce n’est pas lui qui va la tuer.
Ce sont les rats.
Un ancien hôpital de jour, entièrement ceint de murs, porte de Clichy. Un grand bâtiment désaffecté datant du dix-neuvième siècle, trop vétuste et remplacé par un CHU implanté à l’autre extrémité de la banlieue.
Tout est vide depuis deux ans, c’est une friche industrielle. La société qui pilote le projet immobilier fait gardienner l’ensemble pour éviter les squats, les SDF, les sans-papiers. Les intrus et les indésirables. Le gardien dispose d’un petit logement au rez-de-chaussée et perçoit un salaire pour surveiller les lieux dans l’attente du commencement des travaux prévu dans quatre mois.
Jean-Pierre Trarieux, cinquante-cinq ans, ancien salarié du service nettoiement de l’hôpital. Divorcé. Pas de casier.
C’est Armand qui a déniché son fourgon à partir de l’un des noms proposés par le système scientifique. Lagrange, un artisan spécialisé dans la pose de fenêtres en PVC qui, lorsqu’il a pris sa retraite, il y a deux ans, a revendu tout son matériel. Trarieux a racheté sa camionnette et s’est contenté de recouvrir sommairement, à la bombe, les mentions commerciales apposées par Lagrange. Armand a envoyé par mail la photo du bas de caisse au commissariat du quartier qui a dépêché un agent. Le brigadier Simonet est passé sur place, en fin de service, parce que c’était sur sa route et, pour la première fois de sa vie, il a regretté d’avoir toujours refusé d’acheter un portable. Au lieu de rentrer chez lui, il est revenu en courant au commissariat, absolument formel, la trace de peinture verte sur le véhicule de Trarieux, garé devant l’ancien hôpital, est exactement semblable à celle de la photo. Camille a tout de même voulu en avoir le cœur net. On ne déclenche pas Fort Alamo sans quelques précautions. Il a envoyé un agent escalader discrètement le mur d’enceinte. Il fait trop sombre ici la nuit pour faire des photos de repérage mais une chose est sûre, pas de fourgon. Selon toute vraisemblance, Trarieux n’est pas chez lui. Aucune lumière allumée dans son logement, pas trace de sa présence.
On attend son arrivée pour le saisir, la nasse est disposée, tout est prêt.
Et donc, on est posté, on planque.
Du moins jusqu’à l’apparition du juge et du divisionnaire.
La conférence au sommet se tient dans l’une des voitures banalisées garées à plusieurs centaines de mètres de l’entrée principale.
Le juge est un type d’une trentaine d’années qui porte le nom d’un ancien secrétaire d’État de Giscard d’Estaing ou de Mitterrand : Vidard, son grand-père sans doute. Mince, sec, il porte un costume à fines rayures, des mocassins, des boutons de manchettes en or. Ça en dit long, ces détails-là. On dirait qu’il est né en costume-cravate. Vous avez beau vous concentrer, impossible de l’imaginer à poil. Il est raide comme un cierge, avec des prétentions à la séduction parce qu’il a des cheveux très épais et une raie sur le côté comme les assureurs qui rêvent de faire de la politique. Il fait futur vieux beau.
Quand elle voyait ce genre d’homme, Irène éclatait de rire derrière sa main et disait à Camille : « Mon dieu, qu’il est beau ! Pourquoi je n’ai pas un beau mari comme ça, moi ? »
Et il semble passablement con. Ses origines, pense Camille. Il est pressé, il veut donner l’assaut. Peut-être a-t-il aussi un général d’infanterie dans sa généalogie parce qu’il a envie d’en découdre le plus tôt possible avec Trarieux.
— On ne peut pas faire ça, c’est idiot.
Camille aurait pu prendre plus de précautions, y mettre les formes mais voilà, ce qu’il s’apprête à jouer là, ce trou-du-cul de juge, c’est rien de moins que la vie d’une femme enlevée depuis cinq jours. Le Guen dans ses œuvres :
— Monsieur le juge, vous le verrez, le commandant Verhœven est parfois un peu… abrupt. Il veut simplement dire qu’il est sans doute plus prudent d’attendre le retour de ce Trarieux.
Ça ne le gêne pas le moins du monde, le juge, le caractère abrupt de Camille Verhœven. Il veut même montrer qu’il ne craint pas l’adversité, qu’il est un homme de décision. Mieux, un stratège.
— Je propose d’investir la place, de libérer l’otage et d’attendre le ravisseur à l’intérieur.
Et devant le silence qui ponctue sa brillante proposition :
— On va le piéger.
Tout le monde est soufflé. Il interprète visiblement ça comme de l’admiration. Camille est le plus rapide :
— Comment vous savez que son otage est à l’intérieur ?
— Vous êtes sûr que c’est lui au moins ?
— On est sûr que son véhicule se trouvait en planque à l’heure et sur le lieu où cette femme a été enlevée.
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