— J’aurais dû passer ? demanda Vasco d’une voix hésitante.
— Non, mais tu aurais pu écrire. Des lettres. On n’a plus de tes nouvelles, maintenant. Alors c’est moins gai. On s’ennuie.
Il se fit un silence. Danglard eut un geste brusque qui fit couler au sol une pile de coupons de tissu.
Vasco tira vers lui un cendrier posé dans un des replis de la couverture et écrasa consciencieusement son mégot.
— Bien, dit-il d’une voix un peu tremblée. Tu es un fichu obstiné. Oui, un fichu. Où en es-tu, au juste ?
— Au juste, au bout.
— Tu sais quoi ?
— Tout.
— Dis voir pour voir ?
— Tu as un frère cadet.
— C’est vrai, dit Vasco en rallumant une cigarette.
— T’as même que lui comme famille.
— C’est vrai.
— Mais c’est un type qui ne vaut rien.
Vasco fit juste un signe de la tête.
— Tailleur, comme toi, mais il tire le plus clair de son argent des femmes. C’est un vrai dur avec elles, un authentique violent. Il ne supporte pas qu’on lui refuse, ça le vexe. Il suffit qu’il ait bu et qu’une femme lui dise non pour que ton frère cogne.
— Oui, dit Vasco à voix basse. Un vrai dur avec elles.
— Mais c’est ton frère, et tu y tiens plus qu’à n’importe quoi d’autre.
— Il est fragile, dit Vasco à voix un peu honteuse.
— Au début du mois de juin, le 5 exactement, il te téléphone au matin. Il a tué une femme, et il t’appelle au secours.
— Oui, dit Vasco en tortillant les plis des draps. Il était sorti avec elle la veille au soir. Ils sont rentrés raides ivres tous les deux. Quand il est raide, il sait plus ce qu’il fait. Ce dont il se souvient, c’est qu’elle a refusé de l’accompagner, et qu’il a gueulé fort sur le pont, au-dessus des voies ferrées. Le lendemain matin, à son réveil, il ne se rappelait plus rien, sinon les rails et la fille qui se défendait et lui tapait dessus. Quand il a su qu’elle était morte en bas, sur le ballast, il m’a appelé.
— Et tu l’as protégé.
Vasco hocha à nouveau la tête, les yeux fixes, comme au bord des larmes.
— T’as décidé de choisir un bon crétin de flic et de l’intoxiquer petit à petit. De m’amener peu à peu vers l’erreur, de me la faire construire moi-même, tout doucement, par la provocation, par des petits aveux susurrés, par des mines craintives, par des crâneries, et par la confession finale et le portrait d’un tueur. Personne ne t’a jamais payé pour être là, évidemment. C’est toi qui as écrit les lettres, c’est toi qui as tout fait. Bien fait, Vasco, mais pas parfait. Le style sonnait faux. Les cheveux surtout. Mais bien fait tout de même : en deux mois, j’étais convaincu, portrait-robot en main élaboré par tes soins, de partir en quête du tueur de la gare, de cet homme blême aux lèvres fines, de cet homme de Dreux, de cet homme à la veste italienne. J’aurais pu le chercher longtemps, ce type, n’est-ce pas, Vasco ? Mais enfin, ça, tu t’en foutais.
— Complètement.
— Ton frère une fois sauvé à l’abri de ce leurre, ton boulot était fait. Salut et liberté. Tu as dételé du banc, rassuré. On aurait classé l’affaire dans quelque temps, faute de trouver le fameux assassin de Dreux.
Vasco renifla et essuya son nez avec sa main. Adamsberg haussa les épaules.
— Ne le regrette pas, dit-il. Il ne vaut rien, ton frère, je te dis. Il ne vaut pas un clou.
Vasco le regarda, serra les mâchoires.
— Finalement, grinça-t-il entre ses dents, c’est toujours abruti, un flic. Faut toujours que ça sorte des saloperies, à un moment ou à un autre. J’ai bien fait de t’écrire.
Adamsberg sourit, étendit ses jambes et étira ses bras. Il avait l’air ravi.
— Tu t’es donné beaucoup de mal pour rien, dit-il. Deux mois entiers de comédie pour zéro. Tu vois, ça ne sert à rien, ta poésie. Mais il y avait de jolis moments, vraiment. J’ai bien aimé. Et puis tu as récupéré ça et ça, ajouta Adamsberg en désignant le valet et le lampadaire, serrés dans un angle l’un dans l’autre, comme deux amants de la rue. Tu nous les prêteras des fois, car je suis sûr que, au fond, Danglard les regrette.
Il fit un signe à Danglard en souriant. Comme Vasco, le visage figé, ne disait plus rien, Adamsberg se leva et alla jusqu’au lit lui secouer l’épaule.
— Du mal pour rien, répéta-t-il doucement, la main posée près du cou du vieux. Ce n’est pas ton frère qui l’avait tuée.
Vasco leva lentement les yeux vers Adamsberg.
— Ce n’est pas ton frère, tu m’entends ? On a pris l’assassin hier, un amant de Colette, un forcené qui l’avait prise en chasse. En ce moment, il se débat dans le commissariat du 10 e, et il crache le morceau. Un vrai dur avec les femmes, mais ce n’est pas ton frère.
Vasco se leva du lit, une main tendue vers Adamsberg.
— Non, pas de lyrisme, Vasco. Donne-moi juste le lampadaire pour nos bureaux, si tu le veux bien. Mais je comprendrais que ça te prive.
Vasco se précipita dans l’angle et décrocha l’engin des pieds du valet. Adamsberg le passa à Danglard, qui lui fit un signe de tête.
— Mais tout de même, hasarda Vasco, pour la femme de la gare, vous en étiez où, chez les flics ?
— Nulle part. À un accident. Classement en cours.
Vasco s’appuya à son valet et resta immobile quelques instants.
— Si bien que le tueur, reprit-il, vous ne l’auriez jamais eu si… ?
— Si tu n’étais pas venu nous emmerder ? Non, jamais.
— Ah, tu vois, dit Vasco en souriant, ça sert à quelque chose, la poésie.
Les deux flics redescendirent l’escalier après avoir salué Vasco, et Adamsberg voulut marcher pour se sécher, avant d’aller rendre visite au collègue du 10 e. Ce qui parut sage à Danglard, vu l’aspect désolant des vêtements trempés et froissés du commissaire. Danglard secoua la tête. Adamsberg avait l’allure d’un gars qui n’impressionnait personne.
Le lieutenant proposa de sécher à une terrasse de café ensoleillée et d’en profiter pour avaler un vin blanc. Peu après, les deux hommes s’installaient à une table, et Danglard s’affaira à caler le lampadaire entre eux, sur le trottoir en pente. Un serveur accourut vers eux.
— Vous ne pouvez pas laisser ce truc-là devant le café, dit-il. Faut me retirer ça tout de suite.
— Non, répondit Danglard. C’est pour y voir clair. C’est mon bien, c’est ma dignité.
Aussi, si les gens ne faisaient pas toute une histoire avec Noël, il y aurait moins de tragédies. Ils sont déçus, les gens, forcément. Et ça fait des drames.
Seul dans son bureau, le commissaire Adamsberg griffonnait, un carnet calé sur ses cuisses, les pieds posés sur sa table. Il avait pris la garde de nuit avec Deniaut, qui somnolait à l’accueil. C’était le 24 décembre, c’était spécial, tous les autres gars étaient dehors. Ils allaient fêter l’entrée en scène de l’hiver. Une minorité d’entre eux n’aurait raté ça pour rien au monde et une majorité n’avait trouvé aucun moyen d’y échapper.
Pour Jean-Baptiste Adamsberg, c’était différent : il redoutait Noël et il s’y préparait. Noël et sa cohorte d’accidents, Noël et sa légion de drames. Noël, la nuit des brutes.
Forcément.
Adamsberg se leva lentement et alla coller son front à la vitre embuée. Au-dehors, des guirlandes d’ampoules jetaient de brefs éclairs sur les corps des clochards, tassés glacés dans les recoins. Il tenta de calculer combien de fric s’était ainsi pulvérisé depuis trois semaines dans le ciel de Paris sans qu’une seule pièce en retombât dans la poche des errants. Noël, la nuit du partage.
Читать дальше