— Ta gueule, dit Veyrenc.
Le Béarnais parvint à ouvrir la carapace de scotch, tira dessus sans ménagement, arrachant les poils de la poitrine et des bras.
— Ne parle pas, ne fais pas de bruit. Si ça te fait mal, tant mieux. C’est que tu sens encore quelque chose. Mais ne crie pas. Tu sens une partie de ton corps ?
— Rien, fit comprendre Adamsberg en secouant à peine la tête.
— Bon sang, tu n’arrives plus à parler ?
— Non, signifia Adamsberg de la même façon.
Veyrenc s’attaqua au bas de la momie, dégagea peu à peu les jambes et les pieds. Puis il jeta rageusement derrière lui l’énorme tas de scotch emmêlé et commença à frapper du plat des mains sur le corps, violemment, comme un batteur lancé dans une improvisation frénétique. Il fit une pause au bout de cinq minutes, tira sur ses bras pour les délasser. Sous sa forme un peu ronde, ses muscles aux contours estompés, Veyrenc possédait une force de brute et Adamsberg entendait sans vraiment le sentir le claquement de ses mains. Puis Veyrenc changea de technique, attrapa les bras, les plia, les déplia, fit de même avec les jambes, frappa de nouveau sur toute la surface, massa le cuir chevelu, repartit aux pieds. Adamsberg faisait bouger ses lèvres insensibles, avec l’impression qu’il pourrait commencer à former des mots.
Veyrenc s’en voulait de ne pas avoir emporté d’alcool, comment aurait-il pu imaginer ? Il fouilla sans espoir les poches du pantalon d’Adamsberg, en sortit deux portables, des foutus tickets de bus inutiles. Il attrapa les lambeaux de veste qui gisaient au sol, passa d’une poche à une autre, clefs, préservatifs, carte d’identité, et ses doigts attrapèrent de minuscules flacons. Adamsberg avait sur lui trois petites bouteilles de cognac.
— Froi — ssy, murmura Adamsberg.
Veyrenc n’eut pas l’air de comprendre car il approcha son oreille de ses lèvres.
— Froi — ssy.
Veyrenc n’avait connu le lieutenant Froissy que peu de temps, mais il capta le message. Brave Froissy, femme formidable, corne d’abondance. Il dévissa la première bouteille, souleva la tête d’Adamsberg et fit couler.
— Tu arrives à avaler ? Tu déglutis ?
— Oui.
Veyrenc termina la bouteille, dévissa la seconde et enfonça le goulot entre les dents, avec l’impression d’être un chimiste versant un produit miracle dans un grand contenant. Il vida les trois bouteilles et observa Adamsberg.
— Tu sens quelque chose ?
— Dedans.
— Parfait.
Veyrenc fouilla à nouveau dans son sac, sortit sa grosse brosse à cheveux — nécessaire car aucun peigne ne pouvait traverser la chevelure dense du Béarnais. Il enroula sa brosse dans un lambeau de chemise et frotta la peau comme on bouchonne un cheval crotté.
— Ça te fait mal ?
— Ça commence.
Pendant une demi-heure encore, Veyrenc le pétrit de coups, actionna les membres, le brossa, en même temps qu’il consultait Adamsberg pour savoir quelle partie « revenait ». Les mollets ? Les mains ? Le cou ? Le cognac chauffait sa gorge, la parole revenait.
— On essaie de te mettre debout à présent. On n’aura jamais les pieds autrement.
Se calant contre un cercueil, le solide Veyrenc le releva sans peine et le cala sur ses pieds.
— Non mon vieux, je ne sens pas le sol.
— Reste debout, fais descendre le sang.
— Je ne crois pas que ce sont mes pieds, je crois que ce sont deux sabots de cheval.
Pendant qu’il maintenait Adamsberg, Veyrenc observait pour la première fois les lieux, baladant sa lampe.
— Il y a combien de morts là-dedans ?
— Il y a les neuf. Et une qui n’est pas vraiment morte. C’est une vampire, Vesna. Si tu es ici, tu es au courant de ça.
— Je ne suis au courant de rien. Je ne sais même pas qui t’a foutu dans ce caveau.
— Zerk.
— Connais pas. Il y a cinq jours, j’étais à Laubazac. Fais descendre le sang.
— Alors comment es-tu là ? La montagne t’a vomi jusqu’ici ?
— Oui. Comment vont tes sabots de cheval ?
— Il y en a un qui s’en va. Je peux marcher en boitant.
— Tu as ton arme quelque part ?
— À la kruchema. Auherge. Et toi ?
— Je n’ai plus d’arme. On ne peut pas sortir d’ici sans protection. Le type est revenu quatre fois pendant la nuit vérifier la porte du tombeau, écouter à travers. J’ai attendu qu’il disparaisse, et attendu encore pour être sûr qu’il ne se pointerait pas.
— On — sort avec — qui ? Avec Vesna ?
— Sous la fente de la porte, il y a un jour d’un demi-centimètre. On capte peut-être du réseau. Reste debout, je te lâche.
— Je n’ai qu’un — pied et je suis un peu — bourré, avec ton co — gnac.
— Tu peux bénir ce cognac.
— Je bénis. Toi aussi, je te — bénis.
— Ne bénis pas si vite, tu peux le regretter.
Veyrenc se coucha à plat ventre, cala son téléphone contre la porte et l’examina sous sa lampe.
— On a une à deux impulsions, ça peut passer. Tu connais le numéro de quelqu’un dans le village ?
— Vladis — lav. Cherche dans mon por — table. Il parle français.
— Très bien. Comment s’appelle cet endroit ?
— Caveau des neuf vie — times de Plogojo — witz.
— Charmant, commenta Veyrenc en tapant le numéro de Vladislav. Neuf victimes. C’était un meurtrier en série ?
— Un maître vam — pire.
— Ton ami ne répond pas.
— Insiste. Quelle — heure est-il ?
— Presque dix heures.
— Possible qu’il vole en — core. Essaie.
— Tu as confiance en lui ?
La main appuyée sur un cercueil, Adamsberg se tenait sur un pied, comme un oiseau méfiant.
— Oui, finit-il par dire. Je — ne sais pas. Il rit — tout le temps.
Adamsberg courba la tête à la lumière du jour, s’accrochant à l’épaule de Veyrenc. Danica, Bosko, Vukasin et Vlad les regardaient s’extraire du caveau, les trois premiers muets de terreur, ayant croisé leurs doigts pour contrer les exhalaisons mauvaises. Danica fixait Adamsberg, pétrifiée, découvrant des ombres vertes sous ses yeux, des lèvres bleues, des joues de craie, la peau du torse striée de rouge, parfois de lignes de sang, là où la brosse avait passé et repassé.
— Merde, s’énerva Vlad, ce n’est pas parce qu’ils sortent de là qu’ils sont morts. Aidez-les, nom de Dieu !
— Tu n’es pas poli, dit Danica mécaniquement.
À mesure qu’elle identifiait les signes de la vie sur le visage d’Adamsberg, elle reprenait son souffle. Qui était l’inconnu ? Que faisait-il dans le tombeau des maudits ? La chevelure bicolore de Veyrenc semblait plus inquiéter encore que l’aspect moribond d’Adamsberg. Bosko s’avança prudemment, attrapa l’autre bras du commissaire.
— La — veste, dit Adamsberg en désignant la porte.
— J’y vais, dit Vladislav.
— Vlad ! tonna Bosko. Aucun fils du village n’entre là-dedans. Envoie l’étranger.
C’était un ordre si définitif que Vlad s’interrompit et expliqua la situation à Veyrenc, Veyrenc posa Adamsberg sur Bosko et redescendit les marches.
— Il ne reviendra pas, pronostiqua Danica, sous son plus sombre aspect.
— Pourquoi a-t-il les cheveux tachetés de feu comme un jeune marcassin ? demanda Vukasin.
Veyrenc ressortit deux minutes plus tard avec la lampe, les lambeaux de la chemise et de la veste. Puis il repoussa la porte du pied.
— On doit la fermer, dit Vukasin.
— Seul Arandjel a la clef, dit Bosko.
Dans le silence, Vlad traduisit l’échange entre le père et le fils.
— La clef ne servira à rien, dit Veyrenc, j’ai faussé la serrure en la crochetant.
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