— Maintenant ?
— Tu ne vas pas laisser aller une femme seule dans la nuit ?
— On ne verra rien dans la nuit, Danica. Réveille-moi dans trois heures, ce sera l’aube.
À six heures du matin, Danica avait augmenté le groupe de recherches du cuisinier Bosko et de son fils Vukasin.
— Il connaît les chemins, leur expliqua Danica, il allait se promener.
— Peut-être tombé, dit sobrement Bosko.
— Vous allez au fleuve, dit Danica, moi et Vladislav vers le bois.
— Et son portable ? demanda Vukasin. Vladislav a le numéro ?
— J’ai essayé, dit Vlad, qui semblait toujours s’amuser, et Danica a insisté de trois heures à cinq heures du matin. Rien. Il est hors réseau ou sans batterie.
— Ou dans l’eau, dit Bosko. Il y a un méchant passage près de la grosse pierre, si on ne connaît pas. Les planches branlent, l’endroit est mauvais. Des têtes d’oiseaux, les étrangers.
— Et le lieu incertain ? Personne n’y va ? demanda Vlad.
— Range tes amusements, mon petit, dit Bosko.
Et pour une fois, le jeune homme se tut.
Danica était chavirée. Il était dix heures du matin et elle servait le petit-déjeuner aux trois hommes. Elle devait admettre qu’ils avaient sans doute raison. On n’avait trouvé aucune trace d’Adamsberg. On n’avait entendu aucun appel, aucune plainte. Mais le sol du vieux moulin avait été piétiné, c’était certain, la couche de fiente d’oiseau était remuée. Puis les traces continuaient dans l’herbe jusqu’à la route, où des marques de pneus étaient bien visibles sur la courte portion en terre.
— Tu peux te tranquilliser, Danica, disait d’une voix douce le très imposant Bosko, au crâne chauve équilibré par une grosse barbe grise. C’est un policier, il en a vu d’autres et il sait ce qu’il fait. Il a demandé une voiture et il est parti pour Beograd parler avec les policajci. Tu peux en être sûre.
— Sans dire au revoir, comme ça ? Il n’est même pas passé voir Arandjel.
— Les policajci sont ainsi, Danica, assura Vukasin.
— Pas comme nous, résuma Bosko.
— Plog, dit Vladislav, qui commençait à éprouver un peu de compassion pour la bonne Danica.
— Il a peut-être eu une urgence. Il aura dû partir tout de suite.
— Je peux appeler Adrianus, proposa Vlad. Si Adamsberg est avec les flics de Beograd, il le saura.
Mais Adrien Danglard n’avait reçu aucune nouvelle d’Adamsberg. Plus inquiétant, Weill avait un rendez-vous téléphonique avec lui à neuf heures ce matin, heure de Belgrade, et le portable ne répondait pas.
— L’appareil ne peut pas être à plat, insista Weill auprès de Danglard. Il ne l’allumait pas, il ne servait que pour nous deux et nous n’avons parlé qu’une seule fois, hier.
— Eh bien il est injoignable et introuvable, dit Danglard.
— Depuis quand ?
— Depuis qu’il a quitté Kisilova pour une balade, vers cinq heures de l’après-midi hier. Trois heures, heure de Paris.
— Seul ?
— Oui. J’ai appelé les flics de Beograd, de Novi Sad, de Banja Luka. Il n’a contacté aucun service de police dans le pays. Ils ont vérifié auprès des taxis locaux, aucune voiture n’a chargé de client à Kisilova.
Quand Danglard raccrocha, sa main tremblait, la sueur se déposait sur son dos. Il avait rassuré Vladislav, il lui avait dit que, chez Adamsberg, une absence inopinée n’était pas alarmante. Mais c’était faux. Adamsberg avait disparu depuis dix-sept heures, dont une nuit entière. Il n’était pas sorti de Kisilova, ou il l’aurait prévenu. Danglard ouvrit le tiroir de son bureau, sortit la bouteille de rouge intacte. Bon vin de Bordeaux, ph haut, très faible acidité. Il fit la moue, reposa la bouteille avec mauvaise humeur, descendit l’escalier en vrille qui conduisait à la cave. Il restait une bouteille de blanc glissée derrière la chaudière, qu’il ouvrit comme un débutant en déchirant le bouchon. Il s’assit sur la caisse familière qui lui servait de banc, avala quelques gorgées. Pourquoi le commissaire avait-il laissé le GPS à Paris, bon sang ? Le signal était fixe, indiquant sa maison. Dans le froid de cette cave qui sentait le moisi et l’égout, il sentit qu’il perdait Adamsberg. Il aurait dû l’accompagner à Kisilova, il le savait, il l’avait dit.
— Qu’est-ce que tu fous ? demanda la voix rauque de Retancourt.
— N’allume pas cette foutue lumière, dit Danglard. Laisse-moi dans le noir.
— Que se passe-t-il ?
— Pas de nouvelles de lui depuis dix-sept heures. Disparu. Et si tu veux mon sentiment, mort. Le Zerquetscher l’a descendu à Kiseljevo.
— Qu’est-ce que Kiseljevo ?
— C’est l’entrée du tunnel.
Danglard lui désigna une autre caisse, comme on offre un siège dans un salon.
Son corps avait tout entier disparu dans une nappe de froid et d’insensibilité, sa tête fonctionnait encore partiellement. Des heures avaient dû passer, six peut-être. Il sentait encore l’arrière de son crâne, quand il avait la force de le faire osciller contre le sol. Essayer de garder le cerveau au chaud, continuer à faire marcher les yeux, les ouvrir, les fermer. C’étaient les derniers muscles sur lesquels il pouvait agir. Faire bouger ses lèvres sous le scotch qui s’était un peu décollé avec la salive. Et après ? À quoi bon des yeux encore vivants à côté d’un cadavre ? Ses oreilles entendaient. Il n’y avait rien à entendre, sauf le misérable moustique de son acouphène. Dinh était un gars à savoir faire bouger ses oreilles, mais pas lui. Ses oreilles, sentait-il, seraient sa dernière partie à vivre. Elles voleraient ensemble dans ce tombeau comme un papillon disgracieux, beaucoup moins joli que ceux de la nuée qui l’avait accompagné jusqu’au vieux moulin. Les papillons n’avaient pas voulu y entrer, il aurait dû réfléchir et les imiter. Il faut toujours suivre les papillons. Ses oreilles captèrent un son du côté de la porte. Il ouvrait. Il revenait. Inquiet, venu vérifier si la besogne était achevée. Et sinon, il la finirait à sa façon, hache, scie, pierre. Un nerveux, un anxieux, les mains de Zerk ne cessaient de se croiser et se décroiser.
La porte s’écarta, Adamsberg ferma les yeux pour échapper au choc de la lumière. Zerk rabattit le battant avec de grandes précautions, en prenant son temps, alluma une torche pour l’examiner. Adamsberg sentait le rayon aller et venir sur ses paupières. L’homme s’agenouilla, attrapa le scotch qui scellait la bouche et l’arracha violemment. Puis il palpa le corps, vérifia les bandages tout au long. Il respirait fort maintenant, il fouillait dans son sac. Adamsberg ouvrit les yeux, le regarda.
Ce n’était pas Zerk. Ses cheveux n’étaient pas les cheveux de Zerk. Courts et très épais, semés d’éclats roux qui accrochaient la lumière de la lampe. Adamsberg ne connaissait qu’un seul homme à la chevelure aussi étrange, brune et tachetée de mèches rousses, là où le couteau s’était planté quand il était enfant. Veyrenc, Louis Veyrenc de Bilhc. Et Veyrenc avait quitté la Brigade après le lourd combat qui l’avait opposé à Adamsberg [5] Voir, du même auteur, Dans les bois éternels (éd. Viviane Hamy, 2006).
. Il était parti depuis des mois rejoindre son village de Laubazac, il trempait ses pieds dans les rivières du Béarn, il n’avait jamais plus donné de nouvelles.
L’homme avait sorti un couteau et s’attelait à fendre l’armure de scotch qui comprimait sa poitrine. Le couteau coupait mal, avançait lentement, l’homme grondait et jurait. Et ce n’était pas le grondement de Zerk. C’était celui de Veyrenc, assis à califourchon sur lui, s’escrimant sur les bandelettes. Veyrenc essayait de le tirer de là, Veyrenc dans ce caveau, à Kisilova. Dans la tête d’Adamsberg se forma une immense boule de gratitude envers le compagnon d’enfance et l’ennemi d’hier, Veyrenc, dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé, presque une boule de passion, Veyrenc, le versificateur, le gars compact aux lèvres tendres, l’emmerdeur, l’être unique. Il essaya de bouger les lèvres, de prononcer son nom.
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