— À 14 heures, répondit-elle.
— Moi aussi.
— Mais avec qui ?
— Le professeur Pujol.
— Moi aussi, dit-elle en se renfrognant. Alors il nous prend ensemble ? Ça se fait pas, ça.
— Il est peut-être très occupé.
— Et vous venez pour quoi, vous ? Sans indiscrétion ? Pour faire réparer vos montres ?
Elle eut un petit rire spontané, gai, sans moquerie, qu'elle réprima aussitôt. Elle avait de jolies dents, encore assez blanches pour son âge, ce qui lui ôtait dix ans quand elle riait.
— Excusez-moi, dit-elle, excusez-moi. C'est que parfois, je fais des petites blagues.
— Je vous en prie, rien de grave, répéta Adamsberg.
— Mais vous venez pour quoi ?
— Eh bien, disons que je m'intéresse aux araignées.
— C'est forcé, si vous venez voir le professeur Pujol. Vous seriez une sorte d'arachnologue amateur ?
— C'est cela.
— Et il y en a une qui vous fait des embêtements ?
— Un peu. Et vous ?
— Moi, j'en apporte une. Des fois que ça peut leur servir. Parce qu'elle est rare à dénicher.
Puis la femme parut réfléchir, regardant droit devant elle, semblant peser avec gravité un pour et un contre. Elle examina ensuite son compagnon — sans indiscrétion espéra-t-elle. Un petit homme brun, mince, et des muscles tendus comme du nerf de bœuf. Une tête… mais qu'est-ce qu'on pouvait bien dire de sa tête ? Tout irrégulière, les pommettes saillantes, les joues creuses, un nez trop grand, busqué, et un sourire pas droit qui faisait plaisir à voir. Sur ce sourire, elle se décida, sortit sa précieuse boîte et la lui tendit.
Adamsberg regarda avec attention la bête brune recroquevillée derrière le plastique jauni. Une araignée morte, ça n'a plus l'air de rien. Vous écrasez une tégénaire géante, il en reste un petit pois. Aujourd'hui, parler de la recluse et même la voir pour la première fois ne déclenchait en lui aucun trouble. De même que la veille au dîner. Pourquoi, il ne tentait pas de se l'expliquer. Il s'habituait, voilà tout.
— Vous savez pas ? demanda la femme.
— Je ne suis pas sûr.
— Peut-être que vous n'en avez jamais vu de morte ?
— Non.
— Vous voyez quand même son dos.
— Oui.
— Et ça vous frappe pas, son céphalothorax ?
Adamsberg hésita. Il avait lu quelque chose là-dessus. L'autre nom de la recluse : l'araignée violoniste, ou l'araignée-violon. Parce qu'il y avait un dessin en forme de violon sur son dos. Il avait eu beau scruter les photos, franchement, ça ne ressemblait pas à un violon.
— C'est ce dessin, n'est-ce pas ?
— Vous voulez que je vous dise, sans indiscrétion ? Vous n'êtes pas plus arachnologue que je suis le pape.
— C'est vrai, dit Adamsberg en lui rendant la boîte.
— C'est quelle araignée qui vous intéresse ?
— La recluse.
— La recluse ? Alors vous êtes comme les autres ? Vous avez peur ?
— Non. Je suis flic.
— Flic ? Attendez que je comprenne.
De nouveau, la petite femme regarda face à elle, puis revint à Adamsberg.
— Dès qu'il y a des morts, les flics rappliquent. Mais vous n'allez pas arrêter des recluses pour assassinat quand même ?
— Non.
— Remarquez qu'elles seraient à l'aise dans une cellule, si vous leur mettez un petit tas de bois pour se cacher. Pardon, je riais. Je faisais une blague.
— Je vous en prie, rien de grave.
— Attendez que je comprenne. Ah, voilà. Dès qu'il y a panique, les flics rappliquent. Pour ramener l'ordre. Alors vous, vous venez vous renseigner pour dire ensuite quoi faire à vos collègues d'en bas et d'en haut, pour rassurer les gens.
Adamsberg réalisa que la petite femme venait de lui fournir une parfaite explication pour justifier sa demande de rendez-vous auprès du professeur Pujol.
— C'est cela, dit-il en souriant. Ce sont les ordres de ma direction. Comme si on n'avait que cela à faire.
— Ben fallait me téléphoner, vous auriez gagné du temps.
— Mais je ne vous connaissais pas.
— C'est vrai, tiens. Vous ne me connaissiez pas. C'est une recluse que j'ai dans la boîte. Des fois qu'ils veulent du venin.
— Il est dangereux ?
— Pensez-vous… Dame, si on est vieux, c'est plus embêtant. Mais c'est surtout si on attend des jours et des jours. Et les gens, ils n'y connaissent rien. Ils savent pas que s'il sort une petite pustule, c'est que c'est la recluse qui les a mordus. Que mieux vaut aller au docteur et prendre des antibiotiques. Seulement, non, ils attendent, surtout les vieux. Parce que ça attend, les vieux. Ça enfle, ça gonfle, ils se disent « j'ai été piqué, ça va passer ». Ils ont pas tort, remarquez. S'il fallait courir à l'hôpital dès qu'on a un bouton, imaginez. Seulement, une morsure de recluse, ça passe pas toujours. Et d'un coup, quand ça devient grand et noir, ils y vont, à l'hôpital. Et des fois, eh ben c'est trop tard.
— Vous la connaissez bien, cette recluse.
— Pensez, j'en ai plusieurs chez moi.
— Et vous n'avez pas peur ?
— Ben non. Je sais où elles sont, je les embête pas, c'est tout. J'embête aucune araignée. J'aime bien les animaux, tous. Ah non, sauf un. Celui-là, je peux pas le voir. Le blaps. Vous voyez ce que c'est ? Dites donc, il est en retard le professeur, il ne se gêne pas. Avec tout le train que j'ai fait. Je ne sais pas si je vais lui offrir ma recluse, tout compte fait. Donc, cette saleté de blaps, vous voyez ce que c'est ?
— Non, je ne connais pas.
— Mais si. C'est un gros coléoptère noir, mais noir sale. Comme des chaussures qu'on n'a jamais cirées. On l'appelle aussi le scarabée funèbre, le scarabée puant, ou le blaps annonce-mort.
— Qu'est-ce qu'il fait pour mériter ça ?
— Ce qu'il aime, c'est les endroits sombres, pas propres. Ah non, il n'est pas propre. Et quand on le trouve, au lieu de filer, il redresse son cul — pardon, excusez-moi, je suis désolée, excusez-moi —, il redresse son arrière-train, voilà, et il vous envoie dessus un jet puant. Et irritant. Chez nous, il fait quatre centimètres de long, c'est pas rien. Vous en avez forcément vu. Mais si. Vous êtes d'où ?
— Du Béarn. Et vous ?
— De Cadeirac, c'est près de Nîmes. Mais si, vous le connaissez : partout où y a de la merde, il y a des blaps. Pardon, excusez-moi, vraiment.
— Ce n'est rien.
— Ah celui-là, je l'écrase, avec une bûche ou avec une pierre, avant qu'il m'asperge. Ce qui m'embête, c'est que j'en ai vu deux ces derniers temps, pas dans la cave, mais dans la maison. J'aime pas ça.
— Parce qu'il est annonce-mort ?
— La mort, je ne sais pas, mais il annonce le mauvais sort. Personne n'aime voir un blaps. Le premier, il est sorti de derrière la bombonne de gaz. Et l'autre, de ma botte. Carrément. Et vous savez ce que ça mange ? Des merdes de rat, carrément.
Le professeur Pujol venait à leur rencontre, blouse blanche ouverte, gros homme barbu à lunettes fines, crâne chauve, le visage sévère d'un gars qu'on dérange. Il tendit d'abord la main à Adamsberg.
— Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg ?
— Lui-même.
— J'avoue que la visite d'un ponte de la police pour quelques morsures de recluses me surprend un peu.
— Moi de même, professeur. Mais j'ai des ordres.
— Et vous obéissez. Quel métier. Il n'y a pas de place chez vous pour la pensée libre, et croyez que je vous plains.
Imbuvable, se dit Adamsberg.
Puis Pujol dévisagea la petite femme qui se mettait debout avec difficulté, encombrée de son sac de voyage et de sa canne. Adamsberg l'aida, la soulevant doucement par le bras et lui prenant son sac.
— Excusez-moi, vraiment, excusez-moi, c'est mon arthrose.
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