Voisenet se leva à son tour, fit quelques pas, appuya ses mains au dossier de sa chaise.
— Et voilà ce qu'on a, commissaire. Trois hommes mortellement atteints, parce qu'ils étaient vieux. Et c'est tout. Et on n'en parle plus.
— Parce qu'ils étaient vieux et c'est tout, répéta Adamsberg. Mais alors, de quoi débat-on sur le net ?
— De tout ! Sauf qu'il ne s'agit pas d'une enquête de police, commissaire !
— Mais de quoi débat-on sur le net ? insista Adamsberg.
— De la cause des morts. Il y a deux théories. Celle d'une mutation, qui fait trembler le réseau : les recluses étant chargées d'insecticides, de saletés qui détraquent leur organisme, leur venin aurait muté pour devenir mortel.
Adamsberg abandonna sa cheminée pour aller chercher un paquet de cigarettes laissé par son fils Zerk sur le buffet. Il en tira une, assez froissée.
— Et l'autre théorie ?
— Le réchauffement climatique. La puissance du venin s'accroît avec la chaleur. Les araignées les plus dangereuses vivent dans les pays chauds. L'an dernier, la France a vécu un de ses étés les plus chauds. Même chose pour l'hiver qui a suivi, qui n'en porte même plus le nom. Il fait déjà anormalement chaud depuis trois semaines. Si bien que la toxicité du venin aurait augmenté, et peut-être même la taille des bêtes, et de leurs glandes.
— Ce n'est pas stupide.
— Quand bien même, commissaire, ce n'est pas notre affaire.
— Il faudrait que j'en sache plus. Sur les victimes et sur la recluse.
— Sur les victimes ? Vous n'êtes pas sérieux.
— Quelque chose cloche, Voisenet. Tout cela n'est pas normal.
— Et le climat ? Et les pesticides ? Vous trouvez cela normal qu'on ne puisse plus manger de pommes ?
— Non plus. Existe-t-il un endroit à Paris où des gens s'y connaissent en insectes ?
— Les araignées ne sont pas du tout des insectes.
— Ah oui, Veyrenc me l'a déjà dit.
— Mais au Muséum d'histoire naturelle, il y a un labo qui se consacre aux araignées. Ne m'entraînez pas là-dedans, commissaire.
Après le départ du lieutenant, Adamsberg revint s'asseoir, frottant son cou pour en ôter une vague tension qui raidissait sa nuque. C'était face à l'écran de Voisenet, face à la recluse, qu'il l'avait ressentie pour la première fois, accompagnée d'un léger malaise. Un trouble ténu, passager, qui traversait sa route quand il parlait d'elle, et se dissipait. Cela passerait, cela passait déjà. Quelque chose qui le démangeait, aurait dit Lucio à coup sûr.
Deux jours après l'arrestation de Carvin, la Brigade entra dans sa phase paperassière, toujours accompagnée d'un silence nerveux, de pas glissés, de dos courbés, de visages froissés et concentrés, regards vissés sur les écrans. Tel le chat roulé en boule sur la photocopieuse tiède, la tête à peine visible et les poils rabattus, semblant avoir réduit du tiers de son volume. Retancourt, qui s'occupait principalement du chat avec l'aide de Mercadet, avait noté, lui semblait-il, que l'animal était sensible aux phases paperassières comme d'autres à celles de la lune, et adoptait la posture en boule serrée bien plus souvent qu'en phase active d'enquête de terrain. Non que Retancourt le surveillât constamment. Mais c'était elle qui s'occupait de remplir son écuelle trois fois par jour. Et trois fois par jour, elle devait emmener le chat jusqu'au premier étage, dans la salle du distributeur à boissons. Car le chat n'acceptait de manger qu'en ce lieu, et se serait laissé crever de faim plutôt que d'avaler son plat au rez-de-chaussée. Encore fallait-il le porter dans les escaliers à cette occasion, bien que, dans ses rares moments de jeu, il fût parfaitement capable d'escalader et dégringoler les marches à bonne allure. Ainsi exigeait le chat, ainsi obéissait Retancourt, à qui cette énorme boule de poils avait sauvé la vie. En phase paperassière, Retancourt renonçait à déplier la bête et portait sa masse molle des deux mains, telle une offrande.
La journée de la veille avait encore apporté à la Brigade les ultimes mouvements de l'enquête, telles les dernières vagues souples d'une marée descendante. Les analyses avaient confirmé l'identité de la terre coincée sous les ongles de Carvin et de celle adhérant à la clef. À dix-huit heures, l'avocat avait été transféré en détention provisoire à la prison de la Santé. Dont les murs de la cour étaient si sales, disaient les détenus, qu'on craignait de s'y adosser et d'y rester collé.
La phase paperassière suivait toujours le même protocole. Chacun des agents impliqués rédigeait d'abord son compte rendu d'activité. Rapports qui remontaient au commandant Mordent qui se chargeait de lisser cette masse disparate, tandis que Froissy et Mercadet rassemblaient la documentation photographique et les constats scientifiques. Le tout parvenait au commandant Danglard, responsable de l'état final du rapport, de sa complétude, de son exactitude, de sa cohérence et de sa lisibilité. Par quelque chance, au vu du caractère accablant de la tâche, Danglard, qui aimait le papier jusqu'à la névrose et l'écrit sous toutes ses formes, était l'unique membre de la Brigade à apprécier cette étape. Ses rapports étaient jugés exceptionnels par la hiérarchie et contribuaient, outre les résultats d'enquête, à la réputation de la Brigade.
En temps qu'« agent impliqué » dans l'enquête, le commissaire Adamsberg devait lui aussi consigner ses actes et paroles. Évitant l'écrit, il les contait à Justin qui rédigeait à sa place. En fin de processus, Adamsberg n'avait plus qu'à signer le rapport de Danglard, qu'on appelait « Le Livre », en raison de la perfection de sa langue.
Pour la troisième fois, le commissaire ordonna une pause de trente minutes à Justin. Il alluma son écran et se replongea dans la toile de l'araignée recluse. La troisième victime était décédée à l'hôpital de Nîmes dans la nuit, emportée par l'un des pires effets de l'intoxication venimeuse, la nécrose des viscères.
Adamsberg avait déjà noté, sous le titre Recluse violoniste , quelques informations sur les deux morts précédents :
— Albert Barral, né à Nîmes, décédé il y a trois semaines, le 12 mai, à quatre-vingt-quatre ans, courtier en assurances, divorcé, deux enfants.
— Fernand Claveyrolle, né à Nîmes, décédé une semaine plus tard, le 20 mai, quatre-vingt-quatre ans, professeur de dessin, deux fois marié, divorcé, sans enfants.
Il y ajouta Claude Landrieu, également né à Nîmes, décédé le 2 juin, quatre-vingt-trois ans, commerçant, marié trois fois, cinq enfants.
Et ce jour, un journal local signalait une femme, Jeanne Beaujeu, qui, rentrant de trois semaines de vacances et informée des précédents décès, s'était présentée à l'hôpital de Nîmes pour faire examiner sa plaie, en voie de cicatrisation. Elle déclarait avoir été mordue le 8 mai et, sa lésion n'étant pas étendue, elle s'était contentée de la prescription de son médecin. Elle avait quarante-cinq ans.
Adamsberg se leva et alla observer le feuillage du tilleul, depuis sa fenêtre. Il n'y avait donc pas que des vieux. Et Voisenet ne manquerait pas de le lui faire savoir. Revenant à son bureau, il releva en effet un mail du lieutenant : Vous avez vu ? Une femme de quarante-quatre ans, morsure non mortelle. C'est parce qu'ils sont vieux !
À quoi Adamsberg répondit :
— Je croyais que vous laissiez tomber. Vous devriez être en train de suer sur votre rapport.
— Vous de même, commissaire.
Justin, ponctuel, se présenta à sa porte à cet instant, la demi-heure de pause s'étant écoulée. Reprise du rapport. Adamsberg ferma son écran et, toujours debout, exposa à son adjoint le déroulé des deux parcours effectués en voiture avec Carvin et Bouzid.
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