Lena Delarue, Dorothée Courbières et Jessica Courtiol cherchèrent toutes trois la silhouette du garçon dans la foule.
Dès le lendemain, Lena manœuvra pour s’asseoir à la table de Warren. Elle n’affichait plus ce masque blasé de l’adolescente qui cherche sa place dans le monde et avait retrouvé son regard de petite fille qui s’étonne de tout.
Les semaines suivantes furent celles des déclarations et des projets de vie, à jamais et pour toujours. Leur furieux et tout jeune amour leur semblait si fort qu’il résisterait à tout, y compris aux dangers d’un furieux et tout jeune amour. À l’âge où l’on craint ce que la vie réserve, ils décidèrent de ne rien remettre au lendemain. Warren allait, dans cet ordre précis :
1) en finir avec le lycée pour suivre une formation.
2) quitter la colline de Mazenc.
3) chercher un coin pour bâtir une maison.
4) y accueillir sa Lena quand elle l’aurait décidé, et quand elle aurait choisi sa propre voie.
Son besoin de s’éloigner des Wayne participait d’un profond désir de se reconstruire, et le regard tendre de Lena lui en avait enfin donné la force. Il voulait oublier le monde et demander au monde de l’oublier.
Il ne lui restait plus qu’à en informer ses parents. Mais cette fois, il allait les affronter seul.
*
Attablé dans le restaurant La Treille, Fred raclait le fond d’une coupelle de confiture de figues qui avait accompagné son foie gras et attendait qu’on lui serve un pavé au roquefort dont il gardait un excellent souvenir. À quelques tables de là, Peter Bowles s’attaquait à une salade aux gésiers et à une assiette de pommes de terre persillées. Comme à son habitude, il avait longuement étudié la carte et posé des questions sur la composition des plats, quitte à passer pour un de ces Américains qui se méfient des cuisines étrangères. En fait, il restait tout aussi vigilant dans son propre pays, c’était même devenu un sujet de moquerie de la part de ses collègues qui l’imitaient au moment de la commande : Est-ce que vous ajoutez du glutamate dans la sauce ? Je pourrais avoir des lasagnes sans béchamel et sans fromage ? Votre tarte est faite maison ? Peter subissait sans rien dire plutôt que d’avouer son vrai problème. Jadis, il avait menti dans les questionnaires de santé du FBI et répondu néant à la question des allergies ; il avait redouté les complications et l’interrogatoire serré d’un allergologue qui aurait pu rejeter son dossier — on en avait mis dehors pour moins que ça. Après plusieurs œdèmes de Quincke qui auraient pu lui coûter la vie, Peter avait totalement proscrit le lait, la farine complète, et de pernicieux colorants que l’industrie agro-alimentaire ne signalait pas toujours sur les emballages.
Il lui fallait maintenant attendre que ce putain de repenti soigne son cholestérol avec le menu à 32 €, sans compter la bouteille de Saint-Julien 95. Il eut le temps de voir sur l’écran de son ordinateur portable l’intégralité d’un vieil épisode de Star Trek avant que Fred n’en soit au sorbet trois chocolats et sa tuile. Peter le regardait se goberger en toute impunité et lier conversation avec les tables voisines, ou griffonner une note de temps à autre comme s’il était en permanence habité par son œuvre. L’agent fédéral ne ressentait aucune fascination pour ce genre de personnage qui savait prendre du bon temps où qu’il fût, ne supportait aucune contrariété, et profitait jusqu’à l’os d’un système encore archaïque en matière de justice. Graisser la patte aux indics et protéger les repentis, il fallait en passer par là, mais Peter vivait mal les compromis avec des types comme Manzoni. Trois heures plus tôt, ce salaud l’avait blessé — trouver le moyen le plus direct de faire mal avait été son métier. Tu ne connais pas l’odeur chaude que laisse ta femme quand elle quitte le lit .
Peter était plutôt bel homme, athlétique et sans vice particulier. Il avait écrit un mémoire sur la guerre de Sécession et jouait avec une belle honnêteté des nocturnes de Chopin. De tempérament affectueux, il ne s’était jamais comporté de façon cynique avec une femme, même les professionnelles auxquelles il avait fait appel après de longues semaines de planque dans des coins perdus. Et puis, il y avait eu Cora, la fille des propriétaires de l’hôtel Cashmere, à Philadelphie, où il avait séjourné lors d’une mission de huit mois. Vingt-sept ans, éducatrice pour enfants autistes, une fleur rare au parfum inconnu, tellement douce au toucher. Elle était tombée sous le charme de Peter, ce grand type au regard de fouine qui n’ouvrait la bouche que pour dire quelque chose d’utile ou de bienveillant. Il avait pris sa main au deuxième rendez-vous, ses lèvres au troisième. La suite ne fut qu’une affaire d’avenir.
Comme tous ses collègues, il avait tardé à annoncer à sa fiancée qu’il était flic. Non pas qu’il fût honteux, mais il connaissait trop bien ce petit moment de gêne où l’autre perdait tout naturel. Peter se méfiait surtout de la réaction des femmes, à la fois intriguées et méfiantes : c’était quoi, l’intimité avec un flic ? En faisant semblant de s’intéresser à son boulot, en lui posant mille questions, Cora avait cherché à savoir ce que lui réservait une vie entière avec Peter.
Et une seule nuit lui avait suffi pour renoncer. Combattre le crime consistait avant tout à le côtoyer, à s’y acclimater au point de le prendre pour objet d’étude et matériau de base, à le comprendre, à lui trouver une logique, et elle n’avait pas le courage d’imaginer l’homme qu’elle aimait aux prises avec tant de forces malsaines qu’il lui faudrait contenir. Comment savoir s’il était assez solide pour éviter que cette violence ne le ronge de l’intérieur et que sa famille n’en souffre ?
Peter, meurtri par sa décision de ne plus le voir, n’avait pourtant pu lui donner tort ; la veille encore, il avait été confronté à l’ignominie et à la bestialité à visage humain. Leur dernier soir avait été celui des larmes silencieuses et des regrets sincères, mais il ne changerait pas, elle non plus, et quand bien même chacun aurait été décidé à parcourir la moitié du chemin pour rejoindre l’autre, cette moitié leur semblait bien longue dès les premiers pas.
Aujourd’hui, il gardait une photo d’elle partout où il allait. Elle lui envoyait une carte postale à chacun de ses anniversaires.
— Hep ! À quoi vous rêvez, Bowles ?
De loin, Fred lui désignait la place vide en face de lui et la bouteille d’armagnac posée là par le chef cuisinier pour accompagner le café de l’écrivain . Les deux hommes ne s’étaient pas parlé en face à face depuis plusieurs semaines. Peter fut surpris par ce geste qui cachait à coup sûr un cadeau empoisonné.
— Venez goûter à ce truc, et ne me dites pas que vous êtes en service.
Dans le doute, Peter quitta son siège au cas où Fred, dont le penchant naturel n’était pas le partage, aurait un message à faire passer. De fait, il en avait un.
— Vous me connaissez, Bowles, je ne sais pas faire d’excuses, mais je regrette de m’être emporté au téléphone cet après-midi. Je n’aurais pas dû dire tout ce que j’ai dit, c’était stupide et vulgaire.
L’agent fédéral, entraîné à faire face à l’inattendu, n’avait rien vu venir. Des excuses ? Fred Wayne, des excuses ?
— Ça n’est pas un coup fourré, Bowles.
Entre autres raisons, Peter méprisait Fred pour sa bêtise, cette bêtise animale dans laquelle il avait été élevé, cette faillite intellectuelle et morale qui l’avait poussé à commettre les pires atrocités, et dans laquelle il lui arrivait encore de s’ébattre, via l’écrit, comme un goret dans sa bauge. Mais c’était bien cette bêtise-là qui rendait ses excuses touchantes, car rien n’émouvait plus Peter qu’un crétin qui admettait avoir eu tort. Et plus la bêtise était grande, plus les excuses étaient sincères. Peter trinqua avec Fred pour montrer que le message avait été entendu. Ils s’accordaient là une courte parenthèse de cordialité dans un désert de dédain qui semblait ne jamais devoir finir.
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