Une des réponses logiques, prévisibles, était : « Allez lui demander vous-même, vous verrez bien ce qu’il vous dira. » Une autre, mais moins habile, consistait dans l’inusable : « Allez vous faire mettre… » Bien d’autres explications étaient possibles, mais seule la vérité pouvait présenter un caractère inattendu, comme chaque fois que les questions sont de vraies questions, et qu’elles attendent de vraies réponses… La mienne a été la même que depuis le début. Je n’avais rien à lui déclarer… Il s’est levé d’un bloc, a contourné son bureau et m’a arraché du fauteuil. Avec une indifférence teintée d’amusement, je me suis dit que le temps des beignes était arrivé. En quoi, je me trompais.
Hélas…
Pour bien faire, j’aurais dû me méfier, fumer une cigarette avant…
La R 19 s’est rangée sur le petit terre-plein sous les voies sur lequel donne l’entrée des artistes qui se produisent à l’institut médico-légal. Philippe conduisait, et moi je me trouvais dans le siège du passager. Il a serré le frein à main et nous sommes descendus chacun d’un côté de la voiture. Je l’avais fait des dizaines de fois en un quart de siècle, mais à chaque fois, je savais à quoi m’attendre — à chaque fois, je sonnais et je montrais ma carte de flic à travers le judas dans la grande porte peinte d’un vert bronze épais et sinistre.
Philippe a sonné, il a montré sa carte de flic. La gâche électrique a claqué…
… Nous avons monté une large volée d’escaliers. Sur le palier, il a fait halte et m’a tendu ses Marlboro. Aucune cigarette ne pouvait enlever l’odeur de mes narines. J’ai senti mes cheveux se hérisser dans la nuque, comme sous l’effet d’une courte brise fraîche venue de nulle part, mes jambes s’alourdir, mes pieds patauger en terrain gras. Pas de cigarette : j’ai refusé sans un mot. Il a haussé les épaules, en a allumé une. De chaque côté du couloir, des chariots avec dessus des cadavres sous plastique. Je me suis appuyé de l’épaule contre un morceau de mur inhabité. J’ai pris une profonde inspiration. Philippe me fixait, un sourcil plus haut que l’autre, toujours le même :
— Vous allez tenir le coup ?
Je me suis décollé du mur.
Dans la pièce, vaste et haute de plafond, aussi claire et vétuste que le laboratoire de sciences expérimentales d’un collège datant du second Empire, Carmona se trouvait à égale distance entre les deux tables d’autopsie. Les mains sous la ceinture, il nous a balayés tous deux d’un regard inexpressif par-dessus ses lunettes demi-lune. Philippe s’est approché de la table de gauche, en me faisant signe de suivre. J’ai suivi.
Le corps était nu, l’abdomen bleui et gonflé, la voûte plantaire noircie. Il m’a fait de la place et je me suis penché. Le visage d’un gris de plomb présentait des traces de coups, la mâchoire inférieure paraissait désaxée et la bouche regorgeait de caillots sombres. La nuque reposait sur un petit billot de bois et les yeux très renfoncés et secs contemplaient à la renverse un morceau de la vitre dorée par le frais soleil de l’après-midi. Les doigts de la main droite faisaient un angle inhabituel avec le métacarpe, tandis qu’un fragment de cubitus saillait sous la peau blafarde déchirée à quelques centimètres de l’olécrane. La blessure de sa gorge allait d’une jugulaire à l’autre. Épaisse d’un pouce en son centre, la plaie laissait voir le tissu dermique entaillé, la couche de graisse jaune en dessous et une partie de la trachée. Je me suis redressé lentement, j’ai regardé autour. L’autre table était occupée par une femme d’un âge incertain aux cheveux d’un bleu étrangement synthétique, et dont tout l’avant du corps avait subi une carbonisation poussée. Philippe m’a tendu de nouveau ses cigarettes, j’ai refusé et il a fait l’addition :
— Vous allez voir Armand. Vous lui demandez, ou vous lui commandez quelque chose. Mes gars ont établi qu’il avait passé ses derniers jours d’existence consciente à la pêche aux renseignements… Vous lui laissez votre numéro de téléphone… Avant-hier, son ex-femme passe le voir avec son gosse, son gosse à elle… Avant-hier, nous sommes dimanche… Armand avait promis une maquette de bagnole au gosse… Il n’avait jamais eu de môme, il avait fini par aimer le petit comme s’il était le sien… La femme et le gosse arrivent au pavillon. La Fuego est devant. Elle sonne. Pas de réponse. Elle resonne… Toujours rien. Elle finit par ouvrir avec les clés qu’il lui avait données il y a quatre ou cinq mois… La voiture est sur la table, une Corvette… Armand est par terre, entre la femme et la table. La femme sent quelque chose de gluant sous ses semelles. Elle se baisse : par terre, il y a entre eux du sang coagulé, une flaque qui fait un bon mètre et demi de diamètre, sur un tiers de pouce d’épaisseur… Elle est infirmière en réanimation : elle comprend tout de suite que c’est pas un accident de la route, ni un suicide… Elle fait appel à la police locale, laquelle avise le permanent à la S.D.P.J. Transport, constatations… Sur le buffet, à côté du téléphone, nous découvrons cette carte… Identification du numéro de téléphone qui y figure… Le vôtre… Toujours rien à me déclarer ? Parfait… Carmona va ouvrir ce malheureux… Vous pouvez rester ici et assister au découpage, ou aller attendre à côté…
Je suis allé m’adosser au mur, à côté de la tablette lumineuse qui servait en général à examiner des radiographies par transparence, et en particulier à Carmona pour ranger les clichés Polaroid initiaux pendant leur séchage. J’ai enfoncé les poings dans mes poches de manteau. Quand le scalpel a commencé à inciser la peau en long avec un petit bruit vif, soyeux, j’ai manqué de me mettre à grincer des dents. La sueur a ruisselé le long de mes flancs, et un vertige m’a pris. J’ai regardé mon Oméga. Ce qui m’a tenu debout, à part le mur dans mon dos, c’est l’idée que seulement cinq heures me séparaient encore de la première bouffée de la première cigarette, lorsque je serais dehors…
Je suis sorti : Philippe m’a fait signer mon audition qui tenait en une phrase, puis la fin de garde à vue et la restitution de la fouille à corps, et je suis sorti. Il faisait froid et il pleuvait. Du temps de novembre, avec un fort vent d’est. Dans le premier troquet, j’ai acheté un paquet de Camel et je suis allé m’installer au fond devant un bourbon sec. J’ai allumé une cigarette. J’avais les cheveux et les épaules trempés et la douleur sous l’omoplate ne me quittait plus, installée à demeure. Quelqu’un est entré, a acheté des cigarettes. Quelqu’un s’est approché et s’est assis en face de moi, quelqu’un qui a bu deux gorgées dans mon verre… Dinah a remarqué :
— Drôle de chose. Philippe a l’air d’être très remonté contre toi. Tu ne veux pas me parler ?
— Pas avant le prochain verre.
Elle a commandé pour tous les deux. Un vent glacé entrait avec chaque consommateur. J’ai regardé la pluie gifler les vitres, les passants qui se hâtaient. C’était un triste printemps acide qui ne présageait rien de bon. Dinah fumait. Je lui trouvai une sale mine, mais la mienne ne devait pas valoir mieux. J’ai consulté ma montre : Philippe m’avait lâché une heure avant la fin de la garde à vue, signe qu’il s’était résigné. Un bon flic, qui ne tarderait pas à faire un homme triste. Armand était mort. Dinah m’a saisi le poignet avec beaucoup de douceur.
— Tu ne pouvais pas savoir que les choses tourneraient de cette manière. Tu ne répondais pas au téléphone. Je me suis fait beaucoup de souci. J’ai failli passer chez toi.
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