Attends, je m’égare. On se disait quoi ? Tango ! Ça y est. Bon, ce qui me taraude, c’est ce barlu russe que le Vieux veut faire sauter. Pourquoi provoquer une marée noire de plus, qu’on a tellement de mal à les écumer, ces saloperies ? Un attentat aussi gravissimo, susceptible de déclencher la prochaine guerre mondiale ! Merde, il y va pas avec le dos de l’écuyère, le forban.
— Bon, alors raconte ta pose de l’explosif, Tanguy.
Il ne demande pas mieux. N’attendait que pour. Sa langue piaffait d’impatience. Il salivait à vide.
— Le truc le plus infernal de ma vie, commissaire. Cette journée, je l’oublierai jamais, duchesse vivre cent ans. Tout a débuté de très très bonne heure.
— Avec Katkarre ?
— Oui, avec lui.
— Vous aviez partie liée ?
— C’était un copain d’enfance. Il me paraissait un peu débiné. Comme il me fallait un assistant, j’ai pensé à lui et je l’ai fait engager par le vieux type.
— Si vous étiez potes, pourquoi lui as-tu filé une avoinée au bistrot de la Marine ?
— Oh, pas pour le cul de la grosse, commissaire, mais il en avait un coup dans le pif et commençait à plastronner, comme quoi il avait trouvé une combine pour affurer de l’artiche sans aller se faire tarter dans les embruns du Grand Nord. Fallait lui stopper la déconne. Par la suite, je suis allé lui faire la leçon et il a mis les pouces.
— Que devais-tu fiche avec lui ?
— Il me servait de pilote. J’avais emprunté un canot et il allait me piloter, le matin, au phare. A la sortie du port, je l’ai embarqué dans la baie des Trépanés. Car c’est duraille de naviguer dans les parages du phare. Il m’y a conduit de main de maître… Moi, je suis allé faire mon petit bigntz. J’avais une cagoule. J’ai menacé le gardien avec un revolver à bouchon. Il s’est laissé manipuler. Je l’ai descendu et l’ai ligoté. Après quoi, j’ai placé ma charge au sommet du phare. Mais, quand je suis retourné au canot, Jean-Yves ne s’y trouvait plus. J’ai eu beau regarder alentour : personne. J’en ai conclu qu’il s’était dégonflé en m’attendant. Alors, comme l’opération était commencée, j’ai décidé de la poursuivre tout seul. J’ai piqué en direction de Nichemar’h, mais en restant au large de l’île, à un point où je pouvais mater l’arrivée du pétrolier ruscoff. La mer devenait affreuse et, tout breton que je suis, j’ai dégeulé jusqu’à mes tripes. Une journée, ainsi, en mer, à me cramponner pour tenter de maintenir mon rafiot. Oh ! Sainte-Vierge, vous parlez d’une épidémie ! Je vais vous dire : l’océan, je croyais l’aimer. Mais à présent c’est bien fini. La Beauce ! Y a que ça, commissaire. La Beauce ou la Brie à l’extrême rigueur. Quelque chose de solide, de plat, sur quoi on peut marcher sans dégueuler. Toute la journée, toute la sainte journée pourrie. Avec la tempête qui devenait de plus en plus sauvage. Enfin le barlu russe s’est pointé. J’ai cru qu’il en finirait jamais d’arriver. Et quand il s’est présenté, je me suis demandé comment j’arriverais à piloter ma coquille de noix jusqu’à lui. Et à l’aborder par une mer pareille, en pleine nuit. Car il m’a fallu attendre la nuit pour ne pas donner l’éveil. Heureusement, il a pratiquement stoppé, vu qu’à cause du phare carbonisé, l’Amirauté donnait des directives à tout ce qui croisait dans les parages. L’Opération Ma Tante ! C’est le nom choisi par le Vieux pour qualifier ce circus à la con ! M’en rappellerai de Ma Tante. Franchement, commissaire, jusqu’à ce jour, j’savais pas que j’étais un héros. Je me croyais prudent, comme type, plutôt, malgré mes grandes arnaques comme celle de la banque Zébulard. Mais par cette tempête, aller avec un canot grand comme votre baignoire poser une charge d’explosif contre le gouvernail d’un pétrolier soviétique, je vois personne à ma place ! D’aussi tordu que mézigue, il est impossible que ça existe.
Je lui vote des compliments sincères et dorés à la feuille.
En bas, ça commence de remue-ménager. Marie-Chérie qui nous rassemble la populace. Des lumières dansent dans l’église. Des voix retentissent, des piétinements de plus en plus nombreux.
— Voilà les secours, petit Mec, dis-je au héros. Tu vas être libéré et t’auras ta gnole. Bon, tu as posé ta charge ?
— De la folie, commissaire. Heureusement qu’on avait prévu un système de fixation à ventouse, sinon je n’y serais jamais parvenu. Ladite ventouse était accrochée à l’extrémité d’une gaffe. Quand j’étais jeune homme, à Ploumanac’h Vermoh, je faisais des joutes dans le port, pour la fête du pays. Aujourd’hui ça m’a drôlement servi. Enfin, à présent, la camelote est en place.
— Le badaboum est prévu pour quelle heure, camarade ?
— Deux plombes.
Je visionne ma Piaget grand sport. Il est plus de minuit.
— On aura le temps de se mettre à l’avant-scène !
Je porte mon œil favori au viseur de la lunette à infrarouge. Dans l’obscurité, je distingue nettement les feux du pétrolier. J’aperçois la dunette éclairée, avec, à l’intérieur, des officiers du bord en discussion. Et discuter en russe, crois-moi, faut le faire. Pour ma part j’ai plusieurs fois essayé et je n’y suis jamais parvenu.
— Qu’as-tu fait, ta mission accomplie ?
— Je me suis rabattu sur l’île.
— Pourquoi sur l’île ?
— A cause de la marée. Le vieux crabe avait prévu que j’pourrais plus revenir sur la côte, alors il avait été décidé que je gagnerais Nichemar’h. Une fois dans l’île, je devais me rendre dans le secteur vacancier, où il y un village de bungalows. Un vieux croulant m’y attendait. Il devait annoncer les résultats de ma mission grâce à un poste de radio émetteur.
— Et alors ?
— En regagnant l’île, la tempête était si forte que j’ai perdu le contrôle de mon canot. Il a chaviré et je me suis retrouvé à la sauce. Alors là, oui, j’ai cru ma dernière heure arrivée. Ce que j’ai éclusé comme eau de mer, mon neveu ! A vous dégoûter des huîtres pour le restant de vos jours !
Dans le clocher, ça commence à fourmiller.
— Hé, la coterie ! hélé-je, faites-nous parvenir dare-dare une bouteille de gnole !
C’est un langage que des gens rudes comprennent parfaitement. Du coup, ils larguent tout pour foncer au calva, les mahaux. A qui rabattra le plus vite un flacon de raide.
— Merci, soupire déjà Tango, je me sens partir en sucette.
— Finis ton historiette avant de lâcher la rampe, gars, plaisanté-je.
Il y consent.
— Je me suis évanoui à trois ou quatre reprises. Je me noyais. Mais un Breton ne s’avoue pas vaincu. Chaque fois, j’avais le sursaut. Et pourtant ma gueule se cognait contre les récifs. Je prenais des chetars comme je savais pas qu’on pût en encaisser.
Son qu’on pût me va droit à l’âme française, si belle, toute en noblance fleurdelysée. Tu te rends compte ? Un petit Breton invétéré, malfrat notoire, gibier de prison, te balancer du « qu’on pût » entre deux expressions argotiques ! La force intrinsèque de notre dialecte ! Sa permanence intangible, et tout, et tout ! Merde ! J’en chialerais de la glycérine.
— L’énergie du désespoir, commissaire. Alors là, pardon, cette nuit j’ai appris ce que c’était. Je vais vous dire : dorénavant, ma vie va changer. Du tout au tout. Je vais entrer au monastère de Saint Tupuduc-le-Bienheureux. Finir mon existence parmi les moines. Prière, méditation, bouffe frugale. Faut que ça aye servi à quelque chose, une telle épreuve, non ? Ça rimerait à quoi, les miracles, si on passait outre ? Si on continuait son existence de con-volant ? Hein, votre avis ? Moi, à présent, c’est le recueillement. Finito, les explosifs, les coffiots récalcitrants, les arnaques folles. Je me voue à Dieu. Et puis ça doit être chouettos, à notre époque, la vie monastique, non ? Dodo, prière, jardinage sur sa future tombe. Un petit poker, de temps à autre, et sans compter que vous avez du moinillon un peu pédoque de nature qui doit vous turluter le chinois, le soir, après le couvre-feu, non ? Ils portent pas la robe pour rien. Une petite pipe, en camarade, ça ne mange pas de pain et ça vous met le caberlot nickel pour bien consacrer son âme au Seigneur, moi je dis. Le spirituel, quand t’as les burnes enflées, il perd de sa force.
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