San-Antonio
Le loup habillé en grand-mère
— On peut entrer ?
Et la bouille de Pinuche passe par l’entrebâillement de la lourde.
— On peut ! fais-je, ravi de voir le cher fossile.
Il entre donc, suivi d’un petit monsieur tellement anonyme d’aspect que je suis surpris d’apprendre qu’il a un nom, et même un prénom : Gérald Fouassa.
Pinaud est le plus beau Pinaud jamais mis en circulation dans les rues de Paris.
— Dis voir, Sherlock, les affaires marchent, on dirait ! m’exclamé-je.
Il me fait les gros yeux, exercice qui lui est assez difficile étant donné la lourdeur de ses paupières. J’en déduis que le personnage falot qui l’accompagne est justement un de ses clients. Et moralement je me mords les lèvres.
Mon Pinuche porte un complet absolument neuf de haut en bas et de gauche à droite. Magnifique tissu anthracite à larges rayures blanches. On dirait que le vieux chnock est enfermé derrière des barreaux. Sa chemise blanche est propre, sa cravate noire est neuve et ses souliers craquent comme des biscuits dans la bouche d’un centenaire. Une gravure de mode ? Il tient civilement à la main un chapeau semblable à celui de M. Marcel Achard (de l’Académie françouaise par contumace) ; c’est-à-dire que le couvre-sous-chef ressemble plus à une bouse de vache qu’à un bitos.
— Quel bon vent ! je m’exclame pour dissiper la gêne.
Pinuche dorlote son client. Il lui propose la meilleure chaise de mon burlingue, retrouvant ses habitudes d’antan.
— On vient pour une consultation d’ordre strictement confidentiel et privé, me murmure-t-il en prenant son expression Judex des années 20.
Et de me désigner le quidam.
— M. Fouassa est un des nombreux clients de mon agence. Il est venu me trouver parce qu’il n’osait pas raconter son cas… particulier à la police.
Pinuche hoche sa tête de brachycéphale montée sur ressort à boudin.
— J’ai aussitôt ouvert une enquête, mais je dois avouer que malgré ma grande expérience, ma rare conscience professionnelle et les dons que tu me connais, celle-ci a été négative.
Ouf ! Il a déballé le plus gros. Je sens mon Pinaud pinuchard mortifié par l’échec.
— Raconte ! dis-je en prenant une posture souveraine.
Mais Pinaud à qui le Seigneur a dévolu tant de dons en effet (il était digne d’un dieu !) n’a pas celui de la concision. Quand il résume une affaire, on dirait qu’il prépare des tartines pour tout un pensionnat.
— Devant l’impuissance dans laquelle je me trouve à tirer au clair cet imbroglio dont à propos duquel…
— Pose ton écheveau, je le ferai tricoter dans un ouvroir, coupé-je.
Il me virgule un regard si lamentable qu’une jeune fille de soixante-quatorze ans en pleurerait.
Puis il sort de sa poche un mégot de cigare qu’il rallume en le tétant comme un veau affamé tète la mamelle maternelle.
— Si vous voulez, propose M. Fouassa, je peux vous raconter mon aventure ?
Je le jauge d’un regard savant. C’est un petit homme d’une cinquantaine d’années, déplumé du croûton, mais qui a collé ses derniers crins à la Seccotine pour être certain de ne pas les paumer. Il a le visage allongé, le menton galochard, le nez comme une cerise, un dentier qui le gêne aux épaules, une moustache d’un autre âge, de grandes oreilles, l’œil défraîchi, l’arcade sourcilière proéminente comme celle de certains primates et une cicatrice au front qui représente un coucher de soleil sur la mer Rouge. Je le situe socialement dans la catégorie des rentiers modestes et précoces. Il possède une intelligence qui ne lui ouvrira jamais les portes de l’Institut et il est fringué façon passe-partout.
— C’est cela, consens-je, racontez.
— Tout a commencé au début du mois dernier. Un matin, le facteur m’a apporté un paquet… J’étais intrigué parce qu’il n’y avait pas d’adresse d’expéditeur et que je n’attendais rien.
L’imaginatif San-A. vagabonde sur le territoire des suppositions. Que contenait donc le fameux-paquet pour que ces bons messieurs ressentent une pareille émotion ? Des débris humains ? Une bombe au cobalt ? Un cobra enroulé ? Un cobra déroulé ? Ou le portrait sur émail de Michel Simon ?
Fouassa prenant son temps, Pinuche en profite pour prendre, lui, le relais.
— Devine un peu ce qu’il y avait dans ce colis, San-A. !
Mais avant que je commence à dévider mes hypothèses, le Fossile m’affranchit :
— Deux millions ! dit-il.
— Deux millions de quoi ?
— De francs, bêle le bonhomme Fouassa.
Et il précise modestement :
— Anciens ! En billets de dix mille !
Le silence qui suit traduit ma stupeur plus sûrement qu’un interprète sourd-muet.
— Voyons, voyons, dis-je. Si j’ai bien compris, vous avez reçu deux millions de francs enveloppés dans un papier et postés à votre nom ?
— Exactement. Et c’est pas tout !
— Comment ça ?
— Toutes les semaines, je reçois deux millions de la même façon. J’en suis à quatorze millions.
Re-silence.
Elle est raide, celle-là ! comme disait une infirmière chargée de la toilette de la section des hommes.
Pinuche glougloute un rire végétarien.
— Est-ce que tu as jamais rencontré un cas plus surprenant ?
— Franchement non. Et de quelle façon avez-vous réagi, cher monsieur, au reçu du premier envoi ?
— Je me suis demandé qui m’adressait cette fortune !
— Le paquet n’était pas recommandé ?
— Pas du tout. On l’avait affranchi comme imprimé.
— Ce qui n’était qu’un demi-mensonge, les billets de banque n’étant somme toute que du papier imprimé ! Le cachet de la poste ? demandé-je à Pinuche.
— C’est là qu’on entre dans mon enquête, fait l’aimable policier privé. Précisons tout d’abord que c’est en recevant le deuxième paquet que M. Fouassa est venu me consulter. Le premier colis a été posté de Lyon, le deuxième dans le 18 earrondissement, le troisième au Vésinet et ainsi de suite. Ça arrive tantôt de province, tantôt de Paris ou de sa banlieue.
— Est-ce toujours la même personne qui écrit l’adresse ?
Elle n’est pas écrite à la main. On l’a composée au moyen d’une petite imprimerie-jouet et c’est toujours le même tampon qui ressert.
— Vous avez conservé les emballages ?
— Naturellement.
Pinuche sort d’une serviette en veau frileux sept morceaux de papier soigneusement pliés en quatre, et comportant tous l’empreinte du fameux tampon. Sur les sept, six sont en papier kraft. Le septième est vert d’un côté, blanc de l’autre.
— Qu’as-tu fait jusqu’à présent ? demandé-je à Pinaud.
La Baderne est un excellent policier et je me doute qu’il a dû sérieusement défricher le boulot.
— J’ai questionné M. Fouassa sur ses relations. Je lui ai demandé si quelqu’un lui avait, à un moment donné de sa vie, causé un préjudice quelconque, que ce quelqu’un voudrait réparer…
— Jamais ! réaffirme Fouassa.
— Il n’a pas été contacté par qui que ce soit depuis la réception des paquets : aucun coup de fil, aucune menace ; rien !
« J’ai procédé à une enquête dans chaque bureau de poste d’où sont partis les colis, cela n’a rien donné non plus. Les préposées ne se souviennent pas des clients qui ont expédié les paquets. Du reste, le quelqu’un dont je cause pouvait aussi bien affranchir sans faire peser et jeter dans une boîte. Pour moi, c’est l’œuvre d’un fou.
— Un fou bougrement riche, soupiré-je.
Et, changeant la conversation :
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