— Monsieur Antonio. J'ai besoin de vous parler.
À la manière dont elle a dit ça, pas une seconde je n'ai pensé à un traquenard. Même si le patron du Up y était pour beaucoup dans ce rendez-vous. Au contraire, je me suis senti plutôt attiré vers cette voiture et sa mystérieuse occupante. Hier elle portait un voile noir, et ce soir, c'est la nuit tout entière qui la protège des regards.
* * *
Rien qu'à la voix j'aurais dû me douter de quelque chose. Une superbe voix de gravier, une tonalité travaillée par le tabac et les boissons corrosives, une onde sablonneuse qui crisse dans l'oreille. Cette voix-là sortait d'une gorge érodée par le temps et de lèvres striées aux commissures. Une dame, quoi.
Madame.
Un âge ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? Soixante peut-être. Mais paraissant avoir gardé ce visage-là, intact, depuis des lustres. Le chauffeur a filé droit vers un immeuble chic de l'avenue Victor-Hugo et a patienté en bas. Sans échanger la moindre parole, le moindre regard, je l'ai suivie jusqu'au premier étage et nous sommes entrés dans un appartement plus petit que je ne l'imaginais.
— Installez-vous…
Peut-être que je ferais bien de l'appeler madame, moi aussi. A-t-elle été une très belle femme avant aujourd'hui ? Ou l'est-elle devenue maintenant, après tant d'années ?
— Je ne cherche pas à vous retenir, vous savez. Il était tellement sauvage que je ne me serais jamais douté qu'il avait un ami, un vrai ami.
Au mot « ami » j'ai failli faire un petit rectificatif, mal à propos et sans aucun intérêt.
— Il m'a souvent parlé de vous.
— Pardon ?
— Vous semblez surpris… Antonio, ça voulait dire quelque chose, pour lui. Antonio il réussissait à l'école, Antonio il me faisait mes devoirs, Antonio il m'a empêché de faire plein de conneries… Si vous vous étiez fréquentés à l'âge adulte il n'aurait peut-être pas…
— Il aurait, de toute façon.
Sans bouger du fauteuil j'ai vite fait le tour de l'appartement. Le petit salon où ils ne devaient pas s'asseoir longtemps, tous les deux, une table basse où l'on jette les clés, pas le moindre appareillage de cuisine, un réfrigérateur dans un recoin servant uniquement aux glaçons et à l'eau gazeuse, et son pendant direct, un peu plus loin, le bar, rempli de bouteilles ocre et ambrées. Et la chambre, juste en face de moi, avec le grand lit dans ma ligne de mire. Une salle de bains attenante. Rien qui ne rappelle le quotidien mais uniquement l'extra, le momentané, la parenthèse.
— On ne venait là que pour coucher, si vous voulez savoir. Parfois le matin, souvent l'après-midi, en fait, dès que je pouvais.
– Ça ne me regarde pas.
— On rentrait, le plus souvent il me déshabillait dans l'entrée et on faisait l'amour, il ne me laissait pas tranquille une seconde. Après, il venait me regarder, sous la douche.
– Ça ne me regarde pas, j'ai insisté, gêné, en fuyant son regard.
Mais j'ai vite compris qu'elle ne cherchait ni à se confier ni à me choquer. Elle voulait juste parler de leur fièvre perdue et de son corps qui savait encore embraser celui d'un beau brun de trente ans. Elle m'a proposé un verre, une cigarette, la voyant s'évertuer à m'être agréable j'ai accepté la seconde.
— Je vous ai reconnu tout de suite, hier, au cimetière. Vous lui ressemblez, Antonio…
— Physiquement ?
— Oui, bien sûr, vous avez les mêmes cheveux, le même port de tête, et vous mettez aussi les mains dans vos poches pour monter les escaliers. Une question d'allure générale. Mais ça s'arrête là, Dario ne pouvait pas maintenir un silence de plus de dix secondes, il était brouillon et sans manières, il ne pouvait pas vivre un moment sans être obsédé par celui à venir. Il savait briser les instants de quiétude en deux mots, parce qu'il fallait que ça bouge, parce qu'il ne devait plus attendre que ça vienne sans rien faire, parce qu'un jour le monde apprendrait à le connaître. Quand il s'emportait, son italien revenait par flots dans nos conversations et je perdais le fil… Il disait souvent qu'un jour se produira un miracle qui…
— Il vous a coûté combien ?
On ne pose pas une question aussi malveillante, mais elle a fini par m'échapper. Si Mme Raphaëlle a les rides de son âge, elle en a aussi les privilèges. Elle a ri.
— En argent ? Je n'ai jamais compté. La première fois que je l'ai vu, c'était au dancing, et j'y suis retournée le lendemain, et tous les jours, jusqu'à ce que nous devenions plus…
— Plus intimes.
— Si vous voulez. À cette époque-là je payais, comme toutes les autres, et le prix fort. Dario, en bon professionnel qu'il était, a compris tout de suite que j'avais beaucoup d'argent. Quand le patron du Up lui a proposé de chanter, j'ai insisté pour qu'il accepte, et j'ai même voulu lui payer son manque à gagner. J'aurais tout fait pourvu qu'il se sorte des pattes de toutes ces…
Comment une femme comme elle a pu se fourvoyer dans une histoire pareille… L'oisiveté. L'ennui. Le stupre. Le jeu avec le feu. Le refus de vieillir. Quoi d'autre ? Comment Dario a-t-il pu se vendre avec autant de facilité ? La romance du crooner, je trouvais ça encore drôle, mais le gigolo vénal, c'est trop pour moi.
— Je sais bien ce que vous pensez… Mais cet argent n'était pas un salaire. Pour moi, Dario n'était pas un gigolo. Vous croyez qu'il m'aurait écrit une lettre pareille s'il n'y avait eu qu'une question de commerce ?
Elle l'a sortie de son sac pour que je la lise, et j'ai fait semblant de la parcourir. Ça m'a fait un drôle d'effet de reconnaître ici et là des bribes de phrases que j'avais essayé de tourner au mieux, dans une épave de bateau amarrée dans un terrain vague Désormais je ne sais plus si c'est Dario ou moi qui l'a écrite, mais Mme Raphaëlle a raison sur ce point, on n'écrit pas une telle lettre à une cliente qu'on besogne en ravalant son dégoût.
Une fois encore j'ai posé mon regard sur son éton nante beauté, les rides au coin des yeux qu'elle ne cherche pas à gommer, les cheveux gris qu'elle refuse de teindre, et la même question m'est revenue : a-t-elle toujours été belle ou bien l'est-elle devenue, à la longue ?
— Mon mari est plus riche et plus puissant qu'on ne peut l'imaginer, dans cette pièce il y a au moins quatre objets qui sortent de ses usines, et tous les autres de son portefeuille. On ne se parle plus depuis dix ans mais à mon âge on ne tient plus à risquer son silence ailleurs.
— Il n'a jamais rien su de ce qui vous liait à Dario ?
— Non, impossible, il ne m'aurait pas laissée le voir par peur de me perdre.
Elle s'est levée pour reprendre un verre d'alcool.
— Dario avait besoin d'argent. Je dois reconnaître qu'au début il avait la ferme intention de me soutirer une belle somme en peu de temps. 140 000 francs, exactement.
Combien de fois faut-il multiplier cinq à sept pour réunir ça ?
– À nos premiers rendez-vous j'ai joué le jeu, deux, trois fois, et puis…
Et puis, pas besoin d'en rajouter. Cupidon a décoché ses dernières flèches et une douce rengaine s'est élevée.
Mon pauvre Dario… Quand je repense avec quelle ferveur, durant nos jeunes années, tu cherchais la femme. On voulait tous te voir avec celle qui aurait porté le fils dont l'Italien est si fier. Elle t'aurait amadoué, tu l'aurais amusée, vous auriez construit. On aurait fêté. Et tu as gardé tes dernières pensées pour cette dame, digne, française, si racée, si loin du quartier et de notre enfance. Je suis choqué, l'ami. Choqué de cette histoire d'amour qui vous est tombée dessus, à vos âges. Votre fin de parcours à tous les deux. Le gigolo et la douairière.
— Antonio, si j'ai voulu vous retrouver ce n'est pas pour parler de lui des heures durant, mais pour une raison bien plus précise. Vous saviez pourquoi il avait besoin de cet argent ?
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