Je vais soulever les trois couvercles et invite mister chafouin à contempler le paysage.
— Elles sont belles, n'est-ce pas ?
Il ne bronche pas lulure.
— A propos, vous parlez français ? Sinon, on s'expliquera en anglais. Ne me dites pas que vous ne connaissez pas non plus cette langue, j'ai entendu votre conversation dans la cabine.
Le chafouin, faudrait peut-être, par correction d'auteur, que je t'en casse un peu plus sur lui. Il est grand, avec une tignasse roux foncé ébouriffée, le teint cuivré, les yeux clairs, de grosses lèvres négroïdes, des joues pas rasées de près et un air qu'on le fait chier à ne plus en pouvoir, comme dirait le Gravos (pardon : Môssieur le Ministre !).
In petto, je m'offre une partie de déprime. « Encore un interrogatoire ! me dis-je. Encore des pressions morales et physiques à exercer sur un type pour l'obliger à dire ce que je veux savoir. » Il a envie de vomir, l'Antonio, d'un tel micmac ! De crier pouce ! De tout plaquer pour s'en rentrer chez sa vieille. Elle devra me confectionner un gratin de cardons, m'man. Avec un rôti de veau tout simple. Et puis je voudrais m'allonger tout habillé contre Marie-Marie… Et puis regarder n'importe quoi à la télé… Et puis aller chercher une bouteille à la cave. Mais une bouteille de quoi ? Mon Château Chalon commence à se madériser. Et puis…
Bon, puisque te voilà à pied d'œuvre, pauvre Pierrot Lunaire, vas-y !
— Vous parlez français ?
— Oui.
— A qui avez-vous téléphoné, à l'instant ?
— A ma sœur.
Je lui tire une droite en boulet de canon à l'endroit où Mazarin portait la mouche. Ça me le digue-digue séance tenante. Un k.-o. très sec.
— Biche-le par les pieds, Thérésa !
Elle a pigé. On soulève le chafouin et on le dépose dans le cercueil vide. Il revient à nous instantanément. Le froid l'empare.
— Si tu ne parles pas, je rabats le couvercle et on s'en va ! Fais vite, tu vas perdre conscience.
Comme il paraît encore hésiter, je boucle le cercueil. Mais avant que le couvercle ne soit complètement fermé, il hurle :
— Nnnnnnnaooooonnnn !
Ce qui, selon moi, doit signifier « non ».
— Tu m'as parlé ? lui demandé-je en rouvrant le frigo.
Tu vois, ce qui rend notre planète toute petite, c'est pas seulement la rapidité des moyens de locomotion, mais le fait que le même texte puisse s'imprimer simultanément dans le monde entier. Qu'il fasse jour ou nuit, les cinq continents reçoivent dans l'instant toutes les informations essentielles à la marche de notre boule de merde. Les jolis appareils Reuter répercutent les cours des marchés à Tokyo, Londres et New York, si bien qu'il n'existe plus qu'une seule Bourse hydre où l'on foire-d'empoigne à tout va.
J'explique tout ça à ma chauffeuse, tandis qu'on s'éloigne de Paname par l'autoroute de l'Ouest. C'est venu des confidences du chafouin (dans ses bottes). Pour un subalterne albanais, il en sait des choses sur l'organisation secrète japonaise, l'artiste ! Que justement, il nous a expliqué que l'infrastructure est japonaise, mais que sinon, c'est international et que ça fonctionne partout, aussi bien à Moscou qu'à Sydney, au Cap qu'à Buenos Aires, à Marseille qu'au Caire. C'est la Bourse du Crime ; une connivence planétaire fonctionnant dans l'ombre. D'ailleurs, en japonais ancien, K.K. Boû Din signifie « Dragon de feu » ; j'espère que tu ne l'as pas oublié malgré que je ne te l'aie pas encore dit. Et ce foutu dragon le pète, le feu !
Diabolique, il planque ses têtes pensantes dans des jobs plus que modestes. Ainsi, le chafouin qui est première langue de velours dans la section européenne accomplit-il d'obscures fonctions grouillottes dans un consulat confidentiel.
C'est lui qui s'occupe de la locomotion des membres chargés des actions. Il procède au dispatchinge des voitures et son astuce consiste à brouiller les pistes éventuelles en équipant les automobiles des uns avec les plaques des autres.
Il nous a appris que le chef du K.K. Boû Din pour l'Europe occidentale est un nouvel élu dont on ne connaît pas l'identité et encore moins les points de chute, naturellement. Il a été nommé par le Grand lotus à tabac de Yokohama. La marque de son investiture est une montre dont le bracelet d'or est soudé afin de ne pouvoir quitter lé poignet de l'élu. Le bijou est classique et n'attire pas l'attention. Mais, lorsque son possesseur fait basculer le cadran mobile, il s'en dégage un rayon laser capable de couper un homme en deux et de sectionner aussi aisément une barre de fer.
Moi, me connaissant comme je te connais, tu penses que je lui ai demandé, au chafouin, la manière de pouvoir rencontrer ce grand chef. Il chiquait à l'ignorance absolue. Au grand mystère insondable. Y a fallu qu'on le replace dans le cercueil pour qu'il se décide. Et encore il est parvenu à tenir trois secondes deux dixièmes à moins cent cinquante degrés avant de craquer, si je puis dire.
Ce qu'il m'a bonni, c'est sous toutes réserves, comme disent les Indiens. Selon un de ses alter ego du K.K. Boû Din, qui le tient lui-même d'une Japonaise appartenant à l'Organisation, le P.-D.G. se déplacerait dans un fourgon blindé et banalisé. Le véhicule serait aménagé en un délicat studio mobile où le grand chef européen séjournerait durant des heures, des jours parfois sans en sortir. Le fourgon disposerait de la radio, du téléphone, de défenses sophistiquées et d'un confort inouï par rapport à son exiguïté. La Japonouille a confié à l'alter ego, qui l'a confié au chafouin, de qui je le tiens, que l'homme mystérieux se fait placer sur un parking d'hostellerie, par exemple, ou devant un immeuble. Et il passera là jusqu'à quarante-huit heures consécutives, seul dans le fourgon.
Après chaque séjour, le fourgon est modifié. Une équipe spécialisée le déplace d'un châssis sur un autre ou bien le repeint. La transformation s'opère chez un carrossier des Yvelines, un dénommé Rondouille.
Est-il besoin de te dire que c'est chez ce personnage que nous nous rendons… sous toutes réserves ?
— On fait une petite halte au prochain parking ? propose Thérésa. N'oublie pas que nous ne sommes pas allés jusqu'au bout de notre propos, tout à l'heure.
Je caresse sa cuisse droite avec amitié.
— Je serai à ta complète disposition plus tard, ma grande ; pour le moment, c'est l'hallali.
Elle sourit et me jette un rapide regard.
— Et tu prétendais vouloir décramponner ! C'est pas ton genre : tu es beau comme le succès, commissaire de rêve !
— Merci.
Elle renonce à l'amour, mais branche de la musique. Vivaldi. C'est gouleyant dans les trompes. L'autoroute est presque déserte. La campagne étincelle sous un beau soleil que j'espère d'Austerlitz (gare !). Ma fatigue s'en est allée et me voici plein de fougue, d'énergie, d'espoir. Je me dis : « Et si, malgré l'importance de cette organisation, je parvenais à mes fins ? C'est-à-dire à retrouver l'ogive au président ? » On rêve. « Rêvons, rêvasse, mets ton c… sur ma face », comme le disait avec tant d'humour la chère Françoise d'Aubigné, qui devait devenir tour à tour, Mme de Maintenon, Mme Scarron et Mme Quatorze.
Une sorte de terrain vague pas si vague que ça. Côté route, il y a une maisonnette coconne sur laquelle est écrit « Charles-Joseph Rondouille », Carrosserie. A l'autre extrémité, un grand hangar-atelier. Entre les deux constructions, des épaves de voitures, et puis des volailles qui picorent et pattounent dans la bouillasse.
La lumière gerbante d'un arc à souder illumine le hangar dans les tons bleus. Ça fait plein d'étincelles : feu d'artifice miniature.
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