— Non, dit-elle.
— Je te parlerai, dis-je, le soir, sous la tente, pendant que le lion rugira. On emmènera Epaminondas ?
— Non.
— Je te parlerai, dis-je.
— Non, dit-elle, il n'y a plus de koudous.
— Le monde en est plein, dis-je, tu n'y connais rien.
— Ce n'est plus lui, dit-elle, que maintenant j'attends.
— On attend toujours, dis-je, quelque chose. Quand l'attente est trop longue, alors on change, on attend autre chose qui vient plus vite. Les koudous sont faits pour ça, pour les petites attentes. Il faut que tu t'y habitues.
Elle ne répondit pas. C'était difficile de parler, il fallait presque crier. A intervalles réguliers, celui des feux rouges, c'était un cataclysme de bruit qui s'abattait sur nous. Les maisons tremblaient, les conversations s'arrêtaient.
— Je voudrais bien qu'on parte, dis-je, mais tu ne pourras pas encore marcher. Il faut que tu boives un bon café.
— Non, dit-elle, pas de café.
J'appelai le garçon encore une fois. Et je lui expliquai à lui aussi qu'elle avait besoin d'un bon café.
— C'est elle, lui dis-je d'un air entendu, la femme du Gibraltar .
Il parut stupéfait. Il le crut d'emblée, n'en douta pas une seconde. Et comme si c'était là une explication d'une valeur suffisante, il me dit qu'il allait lui apporter un filtre. Ça demanderait une dizaine de minutes à peine. Je lui dis qu'on attendrait. Elle, elle n'était pas de cet avis.
— Je voudrais rentrer à bord, dit-elle.
Je fis comme si je n'avais pas entendu. Pendant les dix minutes, pendant qu'on attendait le café, elle supporta très mal le bruit de la place.
— Ce n'est pas la peine d'attendre, dit-elle, je suis sûre que ce café sera mauvais.
Elle aurait voulu que tout fût pire, que tout allât de pis en pis. Je crus qu'elle allait crier et je lui pris la main et je la lui serrai pour l'en empêcher. Le garçon remarqua combien elle était impatiente. Il revint vers nous et je lui redis que je comptais sur lui pour que le café fût bon. Il me dit qu'il le faisait lui-même, que l'eau chauffait, qu'il ne pouvait pas faire plus. Elle sourit au garçon quand même mais un peu comme si tout ce qui arrivait était seulement de ma faute et non de la sienne, et qu'elle voulait lui signifier qu'elle savait bien qu'il n'y était pour rien.
— Ça doit y être, dit-il, je vous le ramène.
Il disparut et revint presque en courant avec le filtre. Il fallut alors attendre que l'eau ait coulé. Je tapais sur le filtre pour la faire couler plus vite.
— Tu vas tout gâcher, dit-elle.
Je goûtai le café. Il était bon. Elle me le prit des mains et l'avala d'un trait. Il était très chaud, elle se brûla et gémit encore.
— Il était bon, dis-je.
— Je ne sais pas, je voudrais partir.
Je lui dis qu'elle devait se coiffer. Elle noua son écharpe autour de ses cheveux.
— Où veux-tu aller ?
Elle se dressa toute droite, les yeux pleins de larmes.
— Oh, je ne sais pas, je ne sais pas.
— On va aller au cinéma.
Je lui pris le bras. Elle ramassa son chapeau. Nous nous engageâmes dans une avenue qui donnait sur la plage, dans la direction opposée au port. Là il n'y avait pas de cinémas, c'était visible, c'était un quartier de banques et de bureaux. Elle ne le remarquait pas, ne regardait rien. Cette avenue était calme, elle aboutissait à un parc qu'on voyait au loin. Elle donnait envie de revenir dans l'autre boulevard. On marcha pendant dix minutes, puis je rebroussai chemin.
— Tu ne sais pas ce que tu veux, dit-elle.
— Je le sais. Un film. C'est ce qu'il faut de temps en temps.
Je n'aurais plus su dire si je ne venais pas seulement de commencer à l'aimer. Oui, j'aurais pu croire que cela commençait seulement. Je lui serrais le bras très fort, elle faisait de petites grimaces, mais un peu comme si elle devait accepter cette douleur que je lui faisais comme le bruit des camions, comme le reste, une fatalité. J'aurais voulu ne pas la connaître encore et j'essayais de l'imaginer marchant devant moi avec ce visage-là, ces yeux. Mais je n'y arrivais pas bien sûr. Pourtant je la trouvais plus belle et elle m'étonnait plus encore que le jour où je l'avais aperçue derrière les roseaux.
— Pourquoi le cinéma ? demanda-t-elle doucement.
— Pourquoi pas ?
— Tu sais à quel cinéma on va ?
— Bien sûr, dis-je, je le sais.
Elle se retourna et eut l'air de me suspecter de quelque mauvaise intention.
— Je voudrais te dire quelque chose, dis-je.
— Qu'est-ce que ça a à voir avec le cinéma ?
— Qui sait ?
Nous arrivâmes face au boulevard qui allait de la place au port. Nous retrouvâmes les longues files des camions de limaille et de charbon. Je m'arrêtai devant un passage clouté. C'était sans nécessité que nous traversions, et je crois qu'elle s'en rendit compte, mais elle ne m'en fit pas la remarque.
— Nous allons traverser, dis-je.
Oui, je crois qu'elle comprit, parce que de l'autre côté du boulevard il n'y avait manifestement aucun cinéma. Et elle n'était presque plus saoule. Un agent en blanc, monté dans une sorte de hunette surélevée, aussi blanche que lui, réglait la circulation des monstres de limaille avec des gestes pontificaux. Ceux-ci s'arrêtaient, au seul geste de sa main gantée, dans des crissements assourdissants de freins.
— Regarde l'agent, dis-je.
Elle le regarda et sourit. J'attendis une fois, puis deux fois, le signal de l'agent. Chacun des passages, soit des piétons, soit des camions durait trois minutes. Il y avait beaucoup de monde.
— C'est long, dit-elle.
— Très long.
Le second signal cessa. Ce fut au tour des camions de passer. Un camion chargé de caisses démarra puissamment. Il n'y avait plus personne sur le passage clouté. L'agent fit un demi-tour sur lui-même et il écarta les bras comme un crucifié. Je la pris par les épaules et je l'entraînai en avant. Elle vit tout, le camion qui démarrait, le passage vidé des piétons. Elle se laissa faire. Pour la première fois, je n'eus plus du tout le sentiment de la traîner en avant. On s'élança. L'aile du camion frôla ma jambe. Une femme cria. Un peu avant d'arriver au refuge, juste après le cri de la femme, et dans les vociférations de l'agent, je lui dis que je l'aimais.
Elle s'immobilisa près du refuge. Je la tins très fort contre moi pour éviter qu'elle ne tombe contre les camions. Ce n'était pas grand-chose ce que je venais de lui dire. Des mots entre des milliers d'autres que j'aurais pu lui dire. Mais je crois que depuis qu'elle avait perdu le marin de Gibraltar, c'était la première fois qu'elle avait besoin de les entendre de quelqu'un. Elle se tenait près du refuge, immobile, un peu pâle.
— Papers ! cria l'agent.
Tout en la retenant d'un bras contre moi, je sortis ma carte d'identité et je la tendis à l'agent. Il n'était pas très en colère. Il crut, à la voir ainsi prostrée, qu'elle avait eu très peur que je me fasse écraser. Elle le regarda en souriant, et tout comme si ç'avait été lui l'objet de ses pensées. L'agent le vit et lui sourit à son tour. Il me rendit ma carte d'identité et fit un demi-tour sur lui-même afin d'arrêter les camions et nous permettre de passer. On traversa.
— Je n'ai pas très envie d'aller au cinéma, dit-elle.
Elle rit. Je ris aussi. La rue tournait autour de nous comme un manège. J'avais le vertige de le lui avoir dit. On repartit en sens inverse et on retraversa le passage clouté, cette fois, au signal convenu. L'agent parut surpris mais lui sourit encore. On trouva un cinéma dans une petite rue perpendiculaire au boulevard. On rentra à bord un peu avant l'heure du dîner. Encore une fois, Laurent nous attendait pour repartir.
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