— Qu'elle fasse ça ou autre chose, dis-je.
— Quand même, dit-il, pas tout à fait.
— D'accord, dis-je.
J'avais beaucoup d'amitié pour lui. Je crois qu'il en avait aussi pour moi, mais lui, un peu à son corps défendant.
— Tu devrais te reposer, dit-il, tu as une sale gueule.
— Je ne peux pas dormir. C'est vrai que c'est une femme qui ne parle pas beaucoup ?
— C'est vrai. — Il ajouta, comme s'il se devait de me le dire : — Même moi, tout ce que je sais, je l'ai surtout appris des autres, par les bruits qui courent. Mais tu sais, on peut devenir bavard d'un seul coup.
— Sans doute, dis-je en riant.
Il me dévisagea une nouvelle fois.
— Qu'est-ce que tu faisais dans le civil ?
— Ministère des Colonies, dis-je. Service de l'État civil.
— Qu'est-ce que c'est ce boulot ?
— Je recopiais des actes de naissance et de décès des Français nés aux colonies. J'y suis resté huit ans.
— Merde, dit Epaminondas, avec un certain respect. Ça change.
Je le lui dis à lui.
— Je suis heureux, dis-je.
Il ne répondit pas. Il sortit son paquet de cigarettes. On fuma.
— T'as tout plaqué ?
— Tout.
— T'as pas fini, dit-il avec amitié.
Depuis un moment, n'essayais de voir le nom qui était écrit sous son tatouage. Il s'étira tout à coup et je le vis. C'était Athéna. J'en fus très content pour lui.
— C'est Athéna que tu as d'écrit sous ton tatouage, dis-je, avec, à mon tour, de l'amitié.
— Qu'est-ce que tu croyais ? Remarque que j'ai hésité, puis, je me suis dit qu'un jour, j'aurais peut-être l'air d'un con, alors…
On rit tous deux en se comprenant parfaitement. Puis il retourna au bar et moi, dans ma cabine. Je la rencontrai en descendant, dans l'écoutille. Elle m'arrêta et elle m'annonça à voix basse — très vite, en se cachant — que nous passerions le détroit de Gibraltar le lendemain matin vers six heures et demie.
Je passai le reste de la journée et une partie de la nuit à l'attendre. Mais je ne la vis même pas au dîner.
*
On arriva à Gibraltar un peu avant l'heure qu'elle m'avait dite, un peu avant six heures.
Je me levai et j'allai sur le pont. Elle y était déjà. Tout le bateau dormait, même Epaminondas. Elle était en robe de chambre, décoiffée. Sans doute n'avait-elle pas beaucoup dormi, elle non plus. On ne se dit rien. Nous n'avions plus rien à nous dire, ou plutôt nous ne pouvions plus rien nous dire, même bonjour. J'allai à côté d'elle à l'avant du bateau et, accoudés au bastingage, très près l'un de l'autre, nous regardâmes arriver le détroit.
On passa devant le rocher. Deux avions le survolaient, étincelants, et tournaient autour en des cercles de plus en plus petits, le visant, comme des vautours. Dans leurs blanches villas assises sur la dynamite, ramassées les unes sur les autres dans une promiscuité étouffante mais hautement patriotique, l'Angleterre dormait, toujours égale à elle-même, sur le sol sanglant de l'Espagne.
Le rocher s'éloigna et avec lui la troublante et vertigineuse actualité du monde. Et le détroit arriva et avec lui sa non moins troublante et non moins vertigineuse inactualité. Les eaux, insensiblement, changèrent de couleur. La côte de l'Afrique s'éleva, sèche et nue comme un plateau de sel. Sa ligne implacable fut brisée par Ceuta. La côte espagnole, plus abritée, plus sombre, la regarda. Elle était recouverte des dernières pinèdes du monde latin.
Nous entrâmes dans le détroit. Tarifa arriva, minuscule, incendiée de soleil, couronnée de fumée. A ses pieds innocents se trama le changement le plus miraculeux des eaux de la terre. Le vent se leva. L'Atlantique apparut. Elle se tourna enfin vers moi et elle me regarda.
— Et si j'avais tout inventé ? dit-elle.
— Tout ?
— Tout.
Les choses entre nous devenaient inévitables. Ce fut comme si elle me le disait.
— Ça ne changerait pas grand-chose, dis-je.
Le bateau vira. Les eaux devinrent vertes et écumeuses. Le détroit s'élargit. Un changement total s'opéra dans la couleur des eaux et du ciel et de ses yeux. Elle attendait toujours, tournée vers l'avant.
— Alors, dis-je, on en est là ?
— Oui, dit-elle, on en est là.
Je me rapprochai d'elle, je la pris par le bras et je l'emmenai.
Il y avait une heure que nous étions à Tanger lorsqu'elle s'endormit. Nous ne nous étions pas dit un seul mot.
*
Je la laissai dans la cabine, j'allai au réfectoire boire un café et je descendis. Je crois que je ne pris même pas le temps de regarder la ville, du pont. Je descendis très vite et je me mis à marcher. Il devait être onze heures, et il faisait déjà chaud. Mais le vent de la mer balayait la ville et c'était très supportable. Je pris la première rue transversale que je trouvai et au bout d'un quart d'heure de marche, sans l'avoir voulu, je débouchai dans la ville, sur un boulevard bruyant, bordé de palmiers nains. J'avais très peu dormi, non seulement pendant la nuit précédente mais pendant toutes les autres, depuis Rocca et j'étais à bout de souffle. Le boulevard était très long. Ça devait être la principale artère commerciale de la ville. Il donnait d'une part sur le port et d'autre part sur une place que l'on distinguait mal. D'énormes camions chargés de charbon le descendaient. D'autres, chargés de caisses, de machines, ou encore de limaille de fer le remontaient péniblement. A la hauteur où j'étais, on le voyait dans sa totalité depuis le port jusqu'à la place. Il était presque entièrement recouvert de deux longues files d'autos, des camions surtout, presque discontinues et que stoppaient à intervalles réguliers les feux rouges des passages cloutés. Ils marchaient sensiblement à la même allure, s'arrêtaient et repartaient dans un mouvement régulier de houle lente et longue. Le boulevard me parut immense, n'en plus finir vraiment, mouvant et étincelant comme la mer. Je dus m'asseoir sur un banc pour en supporter la vue. Une revue de police internationale le traversa fanfare en tête, à ma hauteur. Elle marchait fièrement, au pas cadencé, devant les chauffeurs de camion amusés. Lorsqu'elle fut passée, je me levai de mon banc et je remontai vers la place. Il semblait bien que là il y ait eu d'autres arbres que ces palmiers nains qui ne donnaient aucune ombre et surtout des terrasses de café. Je marchais très lentement. Je crois bien que j'étais aussi fatigué qu'à Florence lorsque j'étais allé chercher le chauffeur de la camionnette. Mais cette fois, la ville ne se refermait pas sur moi, au contraire, elle s'élargissait toujours et j'aurais pu croire que je ne viendrais jamais à bout d'elle, que, une fois les cafés de la place atteints, j'en resterais là pour toute ma vie. J'étais désespérément heureux. Je m'asseyais presque sur chaque banc et j'écoutais. Toute la ville travaillait avec ardeur. Lorsqu'on écoutait bien, il fallait pour cela une certaine attention, on pouvait distinguer à travers l'énorme vacarme des camions qui remontaient le boulevard, la rumeur confuse et lointaine qui s'élevait du port. Je me relevai et je recommençai à marcher. Je mis peut-être une heure pour atteindre la place. Des terrasses de café fraîchement arrosées s'étalaient à l'ombre de platanes. Je m'arrêtai à la première d'entre elles. Ce fut là, à cause sans doute de la fatigue, que je ne compris plus rien à l'histoire qui m'arrivait, et qu'il m'apparut que je n'aurais jamais la force de vivre. Mais cela ne dura pas. Le temps de fermer les yeux et de les rouvrir, cela était passé. Un garçon de café tout en blanc, une serviette à la main, me demandait ce que je voulais boire. Je dis : du café. Je n'étais pas mort d'amour pour la femme du marin de Gibraltar.
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