— Je voudrais vingt litres, dit-elle.
Je reconnus sa voix bien que je l'entendisse à peine. L'homme avait complètement retrouvé son visage. Il la regardait maintenant avec une sorte d'audace vulgaire faite à la fois de désabusement, d'assurance et de curiosité. Comment son visage avait-il pu naître ou qui sait, renaître, même pendant deux secondes, à cette ressemblance insensée ?
Alors qu'elle aurait dû s'éloigner, elle descendit de son auto. Elle tourna la tête et me vit. Elle devait savoir que j'étais là, elle n'eut pas l'air surpris. Elle eut un sourire que je ne lui avais jamais vu encore depuis que nous nous connaissions, insistant, défait. Elle me faisait savoir qu'elle n'avait pu oublier mon existence une seconde, même durant le temps qu'elle avait cru l'avoir retrouvé et elle s'excusa, à mes yeux, d'avoir à reconnaître qu'il en était ainsi. Je fis un très grand effort pour ne pas l'appeler. Elle se retourna très vite vers l'homme. De dos elle me parut curieusement habillée, de son pantalon noir et de son pull-over de coton noir. Est-ce que son visage n'aurait pas dû maintenant faire fuir l'homme ? Pourtant, il ne fuyait pas le moins du monde.
— Je voudrais que vous vérifiiez mes pneus, dit-elle.
Je ne m'expliquais pas pourquoi elle voulait rester. Je dus faire un effort pour me souvenir que depuis des années déjà elle n'avait d'hommes que de rencontre et qu'elle se devait de garder l'habitude de cette habitude, sa fidélité. L'homme la regarda avec une curiosité alléchée. Mais il perdit un peu de son assurance, peut-être le sentiment le traversa-t-il qu'il se passait quelque chose entre elle et moi.
— Rangez-vous de ce côté, lui dit-il. Il faut que je serve les autres d'abord.
Il montra les clients dont j'étais. Elle remonta dans sa voiture et se rangea, mal.
— J'ai le temps, dit-elle.
J'avançai à mon tour. Je fus très près de l'homme. Il n'avait plus rien de commun avec celui que j'avais vu tout à l'heure. Je le trouvai un peu enfantin parce que si ignorant de ce qu'il avait failli être un moment avant et pour elle et pour moi.
— Dix litres, dis-je.
Il me regarda à peine. Non, il n'avait rien compris de ce qui se passait. Il me servit distraitement, il était pressé d'en finir avec ses clients pour s'occuper de la femme.
Je repartis sur la route de Montpellier en la laissant seule avec lui.
Il me restait trente kilomètres avant Montpellier. L'auto marchait bien. Le compteur monta à cent, puis à cent dix, puis à cent vingt. Je maintins le cent vingt autant que je le pus. Comme c'était la première fois de ma vie que j'allais aussi vite, et que la route n'était pas très bonne, je conduisais avec beaucoup d'attention. Ce n'était que lorsque je croisais une auto ou que j'en dépassais une ou encore que je ralentissais avant un tournant que je me souvenais, et qu'elle devait encore être là-bas, seule avec l'homme, et de son sourire lorsqu'elle s'était retournée vers moi.
J'arrêtai l'auto au milieu du trajet. Je n'avais rien à faire, je n'avais pas envie de rentrer encore. J'allumai une cigarette. Son sourire me revint à la mémoire et je le revis aussi parfaitement que si elle me l'eût adressé à l'instant. Mon front se couvrit de sueur. Je le revis une deuxième fois. Une troisième fois. Puis, j'essayai de ne plus le voir, de penser à autre chose, de me refuser à ce bonheur, de me souvenir par exemple qu'elle était seule avec l'homme à l'intérieur de la station-service, qu'elle était nue sous son pull-over noir, et encore qu'elle enlevait ce pull-over noir avec beaucoup de facilité. Mais son sourire était plus fort, il arrivait sur moi, toujours, et balayait tout ce que je pouvais imaginer, de sa puissance.
Je repartis vers Montpellier. Une fois aux abords de la ville, je m'arrêtai encore. Puis, je continuai jusqu'aux faubourgs. Là je laissai l'auto sur la route et j'entrai dans le premier bistro que je vis. Je pris un, puis deux, puis trois cognacs. Après je parlai au patron.
— Il fait rudement beau.
Je venais de m'en apercevoir à la faveur des cognacs et de la fraîcheur du bistro.
— C'est en effet un beau mois de septembre, dit le patron.
Il n'avait pas l'accent de l'Hérault et il parlait sur un ton châtié, très inattendu. Je n'eus plus envie de lui parler. Après un quatrième cognac, je le payai et je m'en allai sur un petit chemin qui prenait sur la droite, tout de suite après le bistro. Je ne savais pas quoi faire de moi. J'avais envie de la revoir autant que la première fois sur la plage, mais il fallait attendre qu'elle en ait fini avec l'homme de la station-service. Les cognacs aidant, je pensais davantage que tout à l'heure qu'elle était peut-être en train d'enlever son pull-over noir, mais c'était supportable. Je marchais. Tout le long du chemin il y avait des dalles mal rangées qui avaient dû être transportées là pour faire des trottoirs, puis être abandonnées en même temps que le projet des trottoirs à cause de la guerre. A force de les voir, au bout de cinq cents mètres je m'assis sur l'une d'elles. Puis j'attendis encore. Une sirène d'usine retentit dans le lointain. Midi. Aucune auto ne passait par ce chemin mais seulement, de temps en temps, un vélo. Il desservait des pavillons entourés de clôtures, très pauvres, autour desquels poussaient de maigres acacias déjà jaunis. La plupart de ces pavillons étaient en bois recouvert de papier goudronné. Des fils de fer traçaient entre eux des limites incertaines sur lesquelles du linge séchait. Des bruits de casseroles et de vaisselle, mêlés d'exclamations grondeuses, arrivaient jusqu'à moi. Les habitants des pavillons mangeaient.
Je m'aperçus tout à coup que je n'étais pas seul dans le chemin. Deux enfants passaient et repassaient devant moi. L'aîné paraissait avoir une dizaine d'années. Il promenait son petit frère dans une poussette depuis le tournant par lequel j'étais arrivé jusqu'à une excavation à ordures qui interrompait le chemin, une trentaine de mètres plus loin et de laquelle jaillissaient des emmêlements de ferraille et d'orties. Derrière, il y avait un court barrage de broussailles, puis c'était le pré avec ses deux buts de football, sans filets, jusqu'aux arbres de la route nationale où filaient des voitures. Une odeur de pourriture flottait dans l'air.
Depuis que j'étais arrivé, l'enfant avait raccourci son parcours afin de passer de plus en plus souvent devant moi. Je l'intriguais beaucoup. Le petit, lui, dormait dans la poussette. Sa tête ballottait de-ci de-là. De son nez coulait une morve transparente, arrêtée par le renflement de la lèvre supérieure. Ses cheveux raides étaient en désordre, ils tombaient dans ses yeux et quelques mèches en avaient été prises entre les paupières. Des mouches de fin d'été, insistantes, s'acharnaient sur son visage sans le réveiller. L'aîné, de temps en temps, s'arrêtait et me regardait. Il était pieds nus, maigre, avec des cheveux ternes et embroussaillés. Il portait une blouse de fille. Sa tête était petite et serrée. Ils étaient les choses les plus oubliées du monde qui se pouvaient penser. Comme je ne bougeais pas, l'aîné s'enhardit. Il arrêta son petit frère à quelques mètres de moi, puis il avança pas à pas dans ma direction, sans presque s'en apercevoir, rassuré par mon immobilité. Cela dura assez longtemps. Il m'examinait un peu comme il aurait fait d'un objet de terreur, d'effroi, d'une irrésistible nouveauté. Je levai la tête et je lui souris. Je dus le faire trop bruyamment. Il recula d'un pas. Sa sauvagerie était extraordinaire. De nouveau, je me tins immobile pour ne pas le faire fuir.
— Bonjour, dis-je, très doucement.
— Bonjour, dit-il.
Il se rassura un peu plus. Il avisa une dalle, à dix mètres de moi et il s'assit dessus. Je pris une cigarette et je la fumai. L'ombre de l'acacia était maigre et il faisait chaud. Je m'aperçus que l'enfant avait oublié son petit frère, la poussette était en plein soleil et l'enfant dormait toujours, la tête renversée dans le soleil.
Читать дальше