— J'en ai eu une autrefois, avait dit Pierrot — Epaminondas rougit et se marra très fort — mais elle m'a tellement collé au cul que je ne suis pas prêt à recommencer.
On rit beaucoup tous les trois. Epaminondas s'excusa encore, mais ne lui devait-il pas toute la vérité ?
La première fois qu'il avait vu Pierrot, Epaminondas avait été frappé. Alors qu'il n'imaginait rien, qu'il était à mille lieues de toutes ces histoires, il avait été frappé. Pourquoi ? Il n'aurait pas su le dire précisément. Était-ce par son allure un peu lointaine, chagrine, même, de héros de film ? Par son intrépidité de chauffeur ? Son succès auprès des femmes ? Sa solitude et le mystère qui l'entourait ? D'où vous vient qu'on reconnaisse quelqu'un sans l'avoir jamais vu ? D'où vous viennent ces évidences-là ? Pouvait-on, sans les déflorer à jamais, les élucider ?
Chaque jour, Epaminondas passait devant la station-service de Pierrot en allant chercher ses légumes — il était transporteur de légumes — au marché de Montpellier. Il passait vers onze heures du soir — Pierrot ne fermait qu'à minuit. Epaminondas s'arrêtait souvent et ils bavardaient un peu. Mais Pierrot était si peu bavard — encore une chose frappante, non ? — qu'il lui avait fallu des semaines pour le connaître un tout petit peu.
Mais maintenant ce tout petit peu faisait qu'Epaminondas en savait plus que tout le département — qui, lui, ne savait rien du tout — sur le compte de Pierrot. Pendant six mois, il s'était arrêté quatre fois par semaine — il faut ce qui faut — à la station-service. La première chose qu'il avait apprise c'était que Pierrot avait autrefois travaillé dans la marine. Une fois cela acquis, les choses avaient marché un peu plus vite. A chaque arrêt, ils avaient pris cette habitude de se souvenir, d'évoquer tel ou tel autre coin du monde où ils étaient passés au cours de leurs voyages. A ce propos, Epaminondas dit qu'il avait trouvé, comment ? plus habile de ne pas raconter à Pierrot dans quelles circonstances, lui, Epaminondas, avait voyagé, n'avait-il pas eu raison ? Il avait eu raison, approuva-t-elle. Le jour vint où ils parlèrent de Gibraltar, c'était fatal. Epaminondas avait demandé à Pierrot s'il connaissait.
— Quel est le marin, avait dit Pierrot, qui ne connaît pas Gibraltar.
Epaminondas en avait convenu.
— C'est bien placé, avait continué Pierrot. Son sourire avait paru significatif à Epaminondas.
La chose s'était arrêtée là ce soir-là. Epaminondas n'avait pas insisté. Il n'avait osé le faire que huit jours après. Il aurait pu attendre plus longtemps peut-être, mais il n'avait pas pu contenir sa curiosité.
— Un beau coin, avait dit Epaminondas, c'est Gibraltar.
— Si on veut, avait répondu Pierrot, ça dépend comme on le voit. En tout cas, c'est un point stratégique tellement formidable qu'on n'aurait pas pu l'inventer.
— Bizarre, aussi, avait insisté Epaminondas.
— Je te comprends pas toujours, avait répondu Pierrot, je vois pas.
Il avait eu, ce disant, un curieux sourire, un sourire plus curieux que la première fois. Comment le décrire ? Comment décrire ton sourire à toi ? Ce sont des choses qu'on ne peut pas raconter.
Il y avait un point certain c'était que Gibraltar excitait l'imagination de Pierrot et qu'Epaminondas l'avait trouvé plus bavard à propos de ce détroit qu'à propos de n'importe quoi d'autre.
— Si tu prends une carte, lui avait-il dit aussi, et que tu vois ce rocher à l'entrée de la Méditerranée, alors tu crois au diable — il ajouta — ou au Bon Dieu, ça dépend comment t'es luné.
Est-ce qu'il n'était pas rare de rencontrer quelqu'un qui ait sur un détroit des opinions aussi personnelles ? Anna se leva et embrassa Epaminondas.
Il n'y avait pas que ça, continua Epaminondas, encouragé. D'abord il y avait qu'un soir il avait entendu Pierrot siffler un air de la Légion et que tout en sachant que nombre d'anciens marins connaissaient les chants de la Légion, c'était toujours ça, qui s'ajoutait au reste, et qui renforçait ses suppositions. Ensuite, il y avait qu'un soir, Epaminondas s'était trouvé en panne de dynamo et qu'il avait eu à ce propos une conversation tout à fait intéressante avec Pierrot. Epaminondas s'était arrangé — l'occasion était trop belle — pour faire croire à Pierrot que cette panne venait de lui arriver, alors qu'elle lui était arrivée la veille, et qu'il ne pouvait plus rouler comme ça.
— Si c'est que ton roulement à billes, avait dit Pierrot, je m'y connais un peu, on va voir.
Il s'était mis au travail. Un peu nerveusement peut-être, avait trouvé Epaminondas. Il avait démonté la dynamo, le roulement était en bouillie, et il l'avait remplacé. Une fois le travail terminé Epaminondas avait essayé de parler un peu.
— C'est une belle invention, avait dit Epaminondas, que le roulement à billes quand on y pense un peu. Moi, je n'y connais rien.
— C'est comme pour le reste, avait dit Pierrot, il faut être du métier.
Il avait dit le mot métier sur un drôle de ton. Epaminondas avait trouvé entre ce ton et le meurtre, l'exécution, se reprit-il, de Nelson Nelson, une relation, peut-être lointaine, mais quand même…
— Celui qui a trouvé ça, avait continué Epaminondas, c'était pas le roi des cons.
— C'était peut-être pas le roi des cons, avait dit Pierrot, mais je voudrais bien me coucher.
Epaminondas s'excusa de le retenir si tard. Il avait encore un peu insisté.
— Quand même, c'est drôlement bien trouvé, avait-il dit.
— Tu as des admirations tardives, avait dit Pierrot, il y a vingt ans que c'est trouvé. Puis il est minuit dix.
Ça n'avait l'air de rien, mais dans le refus de poursuivre cette conversation, Epaminondas voyait comme une preuve, vague il est vrai, qu'elle lui tenait à cœur.
Il termina son récit. C'est tout ce qu'il avait pu faire, dit-il, comme s'il s'était agi pour lui d'une obligation inévitable, où qu'il se trouvât, de lui envoyer un message, de reconnaître, de retrouver à tout prix, un marin de Gibraltar. Il s'excusa de n'avoir pu, cette fois-ci, faire mieux, lui apporter d'autres preuves que celles-ci qui, il en convenait, relevaient plus de l'intuition que d'autre chose, de la réalité des faits. Mais, ajouta-t-il, il avait cru qu'elles n'étaient pas pour cela négligeables. Je me souvins de ce qu'elle m'avait dit, que c'était le troisième message depuis deux ans que lui envoyait Epaminondas. Je l'avais beaucoup regardé et écouté pendant qu'il avait parlé, et j'avais beaucoup ri aussi. Mais je crois bien que je l'avais cru. Et maintenant qu'il avait terminé et que lui-même y croyait à peine à son histoire et qu'il se soupçonnait lui-même, tout à coup, de ne l'avoir montée que pour qu'elle vienne le chercher à Sète parce qu'il avait assez du trajet entre Sète et Montpellier et qu'il avait envie de voyager de nouveau, je continuais à croire à sa sincérité. Elle aussi je crois. Celle-ci éclatait. S'il paraissait un peu déconfit n'était-ce pas aussi parce qu'il découvrait que cette reconnaissance était parfaitement incommunicable et qu'aucun récit ne pouvait en rendre compte — même à elle ?
Les yeux au sol, il attendait qu'elle parle. Elle lui posa les questions d'usage.
— Il est brun ?
— Brun. Un peu bouclé.
— Et les yeux ?
— Très bleus.
— Très très bleus ?
— Bleus simplement je n'aurais pas remarqué, oui, très très bleus.
— Tiens, dit-elle.
Elle réfléchit un petit moment.
— Vraiment tellement bleus qu'on les remarque tout de suite ?
— Tout de suite. Dès qu'on les voit on se dit : tiens, voilà des yeux bleus comme on en voit peu.
— Bleus comment, comme ta chemise, comme la mer ?
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