– Adieu, mon père! cria Gérard dans une sauvage explosion d’ironie sinistre.
– Adieu, mon fils! répondit le baron d’Anguerrand qui, gravement, se découvrit.
– Une dernière fois! gronda Jean Nib. Demandes-tu pardon?
– Frappe donc! et que ça finisse!
À ce moment, Marie Charmant, d’un pas rapide, s’avança jusqu’à Jean Nib, et, légèrement, le toucha à l’épaule. Jean Nib redressa la tête.
– Qu’est-ce que tu veux, la gosse? grogna-t-il.
– Vous m’avez sauvée un soir, dit Marie Charmant, d’une voix tremblante. Vous êtes brave, monsieur. Ce que vous allez faire est lâche…
– Lâche? gronda Jean Nib. Qu’est-ce que c’est? On s’est battu. C’est moi qui ai le dessus. Si c’était moi dessous, je ne demanderais pas de grâce, et j’aurais déjà le surin de Charlot dans le ventre…
– Tu peux en être sûr! dit Gérard d’Anguerrand.
Et il se raidit sur le plancher, les yeux fermés, évanoui…
– Tu entends la môme?… fit Jean Nib. Il ne m’épargnerait pas, lui!
– Frapper un blessé… mourant peut-être! (Le baron d’Anguerrand fit un mouvement.) Tuer un homme abattu, affaibli, qui ne peut plus se défendre! (Jean Nib tressaillit et le baron frissonna longuement.) Je vous dis que c’est lâche, monsieur! Vous n’oserez pas! Non, vous n’oserez pas, vous, faire cela! Ou bien vous n’êtes pas l’homme que je croyais!…
Le baron assistait, impassible en apparence, à cette scène; mais les souffles orageux de sentiments contraires se déchaînaient en pensées de tempête au fond de son âme… La mort de Gérard lui apparaissait comme une nécessité inévitable. Il le méprisait, le haïssait… et Gérard, c’était son fils! Qui sait si, rue de Babylone, il eût pressé la détente de son revolver, malgré sa volonté de tuer Gérard! Qui sait s’il ne se fût pas jeté sur lui pour lui arracher le verre, au cas où Gérard eût porté le poison à ses lèvres! Il n’y a pas de sentiments simples. Il n’y a pas d’hommes taillés dans l’airain. La pensée humaine est un champ de bataille où sans cesse arrivent de nouveaux combattants. Si Jean Nib avait demandé au baron «Dois-je tuer?…» le baron eût répondu: «Tuez! tuez! car cet homme porte le malheur et le crime, c’est une bête furieuse dont il faut débarrasser l’humanité…» Mais au moment où Marie Charmant intervenait, le baron, voyait se lever avec stupeur la fleur du pardon, et son vœu ardent, indépendant de sa volonté, était que la jeune fille fût entendue!…
Il détourna la tête et cacha ses yeux dans une de ses mains.
D’une pression plus douce et plus forte, Marie Charmant appuya sa main sur l’épaule de Jean Nib.
– Voyons, murmura-t-elle, des larmes dans la voix, vous n’êtes donc pas ce que je croyais?
– Et qu’est-ce que vous avez crut demanda Jean Nib qui, frémissant, étonné, cessa de tutoyer «la gosse».
– Que vous étiez un homme de cœur, dit Marie Charmant.
– Je ne sais pas trop ce que vous voulez dire, mademoiselle . Mais une fois, déjà, chez monsieur, j’ai éprouvé… j’ai cru… enfin, quelque chose en moi m’a raconté des idées pareilles… Arrive qu’arrive! Je ne frapperai pas Charlot!…
Le baron sentit sa poitrine se soulever, soupir de joie puissante, peut-être… ou soupir de terreur devant l’avenir, puisque Gérard vivait! puisqu’il n’osait l’achever!
Marie Charmant jeta un regard de pitié suprême sur le blessé évanoui, et, défaillante elle-même, sa vaillante nature brisée par les émotions violentes qu’elle venait d’éprouver, elle éclata en sanglots. Sombre et pensif, Jean Nib contempla un instant cette scène, puis, allant au baron d’Anguerrand:
– Monsieur, fit-il, il faut pourtant que je vous dise ce que je venais vous dire: vous pouvez vous retirer quand vous voudrez. J’ai fait le garde-chiourme pendant plus d’un mois. Ça me pesait rudement, je vous assure. Mais je vais vous dire: j’étais chargé de vous tuer. En vous gardant, c’est votre vie que je garantissais. Maintenant que l’affaire est réglée, bonsoir… Il ne faut pas trop m’en vouloir, voyez-vous. Vous êtes un honnête homme, et moi un gueux. Mais j’aime mieux encore être dans ma peau que dans la vôtre. La Veuve m’a raconté votre histoire d’autrefois. Vous avez sur la conscience la mort de la mère de Jeanne Mareil et quelques autres canailleries du même genre. Moi, je suis un voleur. Entendons-nous. Je crois bien que nous nous valons. Donc, je pense que vous ne m’en voudrez pas. Un conseil méfiez-vous de La Veuve!…
Le baron d’Anguerrand écoutait avec un indéfinissable étonnement ce gueux qui lui parlait comme un juge.
– Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-il d’une voix basse et presque humble.
– Je vous l’ai dit: un gueux, un misérable, traqué par la police, hier encore au Dépôt, évadé par une chance qui n’arrive qu’aux mauvais gueux, demain peut-être à la Santé… ou ailleurs. Voilà qui je suis. Vous, vous êtes le baron d’Anguerrand: un honnête homme. Qu’est-ce que vous avez fait de mal? Presque rien. Vous avez pris une enfant créée pour le bonheur et vous lui avez mis dans le cœur du fiel pour le restant de ses jours… Croyez-moi, monsieur le baron, ce que vous devez redouter, ce n’est pas Charlot… (il jeta sur Gérard un regard plein de mépris). Charlot n’est que votre fils. Il tient de vous… Vous en viendrez à bout avec de l’argent… Redoutez La Veuve, car La Veuve, monsieur, c’est votre crime qui vous accompagne dans la vie…
– Monsieur, murmura le baron, je vois que vous possédez mon triste secret. Je voudrais vous connaître mieux. Peut-être quand vous me connaîtrez mieux vous-même, trouverez-vous que j’ai assez expié et que je mérite enfin un peu de pitié… Vous êtes un gueux… Je n’en sais rien. Vous êtes pour moi l’homme qui n’a voulu frapper ni le baron d’Anguerrand, ni sa fille… Voulez-vous que nous nous retrouvions?…
Jean Nib fronça les sourcils. Il allait répondre… À ce moment, un cri d’en bas, monta tout à coup…
– Rose-de-Corail! gronda Jean Nib.
Et, faisant à Marie Charmant plutôt qu’au baron un brusque signe d’adieu, il enjamba le corps de Gérard et s’élança dans l’escalier en criant:
– J’arrive! Aie pas peur, ma fille!…
Le baron d’Anguerrand et la bouquetière demeurèrent quelques minutes silencieux, les yeux fixes sur le blessé immobile. Enfin, un profond soupir gonfla la poitrine du baron qui, se tournant vers la jeune fille:
– Mademoiselle, dit-il fiévreusement, vous m’avez proposé de me conduire auprès de ma fille?…
– Quand vous voudrez, monsieur…
– Eh bien, allons.
– Et ce malheureux? le laisserons-nous donc mourir?… Ah! monsieur…
– Non, non! fit le baron avec une indicible amertume, il ne mourra pas!… J’ai un puissant intérêt à ne pas me séparer de… mon fils… maintenant que j’ai eu le bonheur de le retrouver. Soyez tranquille… un bon père ne part pas sans son enfant… Voici donc ce que je vous propose: vous auriez la bonté de demeurer ici quelques instants, j’irais chercher une voiture… je mettrais cet homme en lieu sûr et en bonnes mains… puis, vous me conduiriez à ma fille…
– Allez donc, monsieur. Il sera fait comme vous dites…
Hubert d’Anguerrand se mit à la recherche d’un taxi. Mais l’heure était tardive, le quartier désert. Lorsqu’il eut enfin trouvé un maraudeur, lorsque le taxi s’arrêta devant la maison du Champ-Marie, près d’une heure s’était écoulée. Le baron monta l’escalier, poussa la porte, entra…
Gérard d’Anguerrand et Marie Charmant avaient disparu!
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