– Le lendemain, voilà mon Nénesse qui s’aboule sans faire semblant de rien dans le quartier de la baronne, qui jaspine avec l’un, avec l’autre, qui reluque la cambuse, étudie les moyens d’y entrer, enfin, une fois qu’il sait tout, s’en va en se frottant les mains et en se disant «y a pas! j’sauverai la gosse Marie Charmant!»
– Vive Nénesse! répéta la bande qui palpitait.
– Oui, ajouta l’un, mais la cambuse de la sacrée baronne doit être surveillée!
– Comment qu’y va faire, tout seul, le pauv’ Nénesse? dit un autre.
– Pourvu qu’on ne l’estourbisse pas!…
– Eh bien, voilà! reprit Zizi. Faut vous dire que Nénesse a une demi-douzaine d’aminches, comme qui dirait vous! Des zigues à la hauteur, pas froid aux yeux, pas les mains dans les poches… enfin, tout ce qu’il y a de plus rupin en fait de pégriots… comme qui dirait v’là vous, que j’vous dis!…
Les Cœurs-Bleus se regardèrent avec orgueil.
– Et alors, poursuivit Zizi, voilà que Nénesse a une bonne idée, ce qu’on peut appeler une idée chouettarde. Qu’est-ce qu’il fait? Il réunit sa bande, un soir…
– tenez! comme qui dirait ce soir!… – dans un lieu où y a pas de pet, vu que les flics aiment mieux se balader dans la rue où il y a du monde… – comme qui dirait ici!… – et voilà qu’il leur dit: «Voulez-vous m’aider à sauver la pauvre petite bouquetière?…»
Zizi profita de la stupéfaction des Cœurs-Bleus pour continuer:
– Non seulement on fera enrager cette bougresse de baronne en tirant de ses pattes la gosse qu’elle veut bouffer toute crue, mais encore on pourra se remplir les poches, vu que la cambuse regorge de monacos, de pendules et de couverts en argent, enfin de quoi faire la fortune de la bande des Cœurs-Bleus!… Coup double!… Ça vous va-t-y? Car, j’ai pas besoin de vous le dire, Nénesse, c’est moi!…
En un instant, toute la bande fut sur pied, entourant Zizi qui s’était levé.
– Y a pas! faut sauver la gosse!
– Pauvre petite bouquetière!…
– Eh bien! reprit Zizi, puisque nous sommes tous d’accord… Puisque nous jurons de sauver la gosse des griffes de la baronne… Esgourdez un peu! La cambuse se trouve rue de Babylone, au coin, du côté du boulevard des Invalos. Allons-y chacun de notre côté, pour que la rousse ne se méfie de rien! Et rendez-vous devant la piôle. À minuit tapant…
À minuit, toute la bande se trouvait réunie au coin de la rue de Babylone. Alors Zizi distribua les rôles. Il donna un aperçu plus ou moins vague de la topographie de l’hôtel. En effet, il avait à peine entrevu l’intérieur de la cour lors de son séjour rue de Babylone. Mais, chez Zizi, l’imagination suppléait à la connaissance positive des choses.
Lorsqu’il crut avoir clairement expliqué à chacun sa besogne, il murmura:
– Attention! ça y est?…
Ça y est! répondit la bande d’une seule voix.
– Eh bien, à l’assaut!… commanda le capitaine Zizi-Panpan.
La Veuve, en sortant de la maison du Champ-Marie, ne s’était plus inquiétée de Gérard, qu’elle avait vu étendu sur le plancher. Elle le croyait mort. En revanche, deux choses également terribles absorbaient sa pensée: la première, c’était qu’Hubert d’Anguerrand avait échappé aux coups de Gérard. Hubert lui échappait donc à elle-même, c’est-à-dire que toute cette joie funeste qu’elle avait éprouvée en venant au Champ-Marie se changeait en une sombre méditation faite de rage. Pourtant, au fond de ce désespoir d’une affreuse sincérité, La Veuve trouvait une consolation en se disant qu’elle tenait toujours Lise (c’est-à-dire, pensait-elle, la fille d’Hubert). Par Lise, elle reprendrait le baron d’Anguerrand… La deuxième chose qui épouvantait La Veuve, c’était que Jean Nib était libre. Et La Veuve concluait:
– Si Jean Nib remet la main sur moi, je suis perdue. Mourir! cela m’est égal, au fond. Mais mourir sans avoir rendu à Hubert d’Anguerrand blessure pour blessure!… Mourir en laissant derrière moi cette petite Valentine que je me suis mise à exécrer du premier coup d’œil!…
En attendant, elle tenait Marie Charmant: simple précaution, d’ailleurs. Car La Veuve n’avait aucun motif de haine contre la bouquetière. Seulement, Marie Charmant avait vu des choses qu’elle n’eût pas dû voir. Et surtout, elle s’intéressait à Lise. Il était donc urgent de la mettre dans l’impossibilité de nuire. Une fois la situation éclaircie et consolidée à la fois, on verrait à lui rendre la liberté, si elle était sage; et puis, Biribi était là pour dompter la petite bouquetière…
En réfléchissant à ces diverses affaires, La Veuve marchait d’un bon pas. Quant à Marie Charmant, une fois sa terreur passée, elle prenait son parti de l’aventure.
On arriva à la Seine, on franchit la Cité; après le pont Saint-Michel, La Veuve pénétra dans la rue Saint-André-des-Arts et sonna à la porte d’une de ces vieilles maisons comme il y en a encore dans ce quartier. Au quatrième, elle frappa; et bientôt un judas s’entr’ouvrit dans la porte massive. Sans doute La Veuve fut reconnue pour amie de la maison, car la porte s’ouvrit. Marie Charmant fut entraînée, et bientôt se vit dans une salle à manger servant de bureau et de salon.
L’homme qui avait ouvert à La Veuve était de taille au-dessous de la moyenne, gros et court, ramassé sur lui-même, trapu, le cou dans les épaules, la face rouge, les yeux ternes la moustache en brosse, les cheveux noirs et drus sur le crâne tondu à l’ordonnance militaire. Il portait quarante ans. Il ne semblait nullement étonné de cette visite nocturne et souriait vaguement en inspectant Marie Charmant du coin de l’œil.
– Monsieur Finot, dit La Veuve, j’aurais des choses intéressantes à vous communiquer. Est-ce que vous ne pourriez pas accorder dix minutes d’hospitalité à cet enfant?
– Venez, Mademoiselle, dit M. Finot.
– À tout à l’heure! fit La Veuve à Marie Charmant qui suivait l’homme.
Celui-ci ouvrit une porte et fit entrer la bouquetière dans une sorte de cabinet où il alluma une bougie.
– Voilà, mademoiselle, dit-il d’un air bonhomme. Ce n’est pas beau, niais pour quelques minutes…
Il sortit en refermant la porte, et rejoignit La Veuve.
– Depuis combien de temps êtes-vous inspecteur? demanda La Veuve.
– Dame, depuis ma sortie du régiment.
– Est-ce que vous ne m’avez pas dit que votre intention était de vous retirer du service et d’ouvrir un cabinet de renseignements secrets … célérité, discrétion… à l’usage des maris jaloux, des héritiers pressés, et autres honorables personnes?
– Je l’ai dit, La Veuve, répondit M. Finot avec un soupir. Mais j’ai ajouté que, pour l’installation d’un cabinet de cette nature, il me fallait au moins vingt-cinq mille francs. Je crois que je les attendrai longtemps. Mais, voyons, hâtez-vous, La Veuve, car je devrais déjà être dehors…
– Monsieur Finot, voulez-vous faire une action d’éclat qui vous fera nommer brigadier?
Finot sourit avec mélancolie, en homme détaché des biens de ce monde, mais il ouvrit ses oreilles toutes grandes.
– L’arrestation de Jean Nib ne vous a-t-elle pas valu quelques félicitations, déjà?
– Si fait… mais il n’y a pas tous les jours un Jean Nib à arrêter!
– Vous vous trompez, dit froidement La Veuve: Jean Nib s’est évadé.
– Comment s’est-il évadé?
– Je n’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai vu Jean Nib cette nuit. Dans trois jours, je puis vous indiquer son repaire.
M. Finot hochait la tête.
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