Pontaives avait étouffé une exclamation de surprise. La jeune femme, de sa marche onduleuse et traînante, se dirigeait vers la porte.
Au moment où elle passait prés de la table, Pontaives se leva, la toucha au bras, et dit:
– Voulez-vous me faire le plaisir de boire avec moi une coupe de champagne?
Magali considéra le jeune homme, puis, souriante:
– Je veux bien, dit-elle, à condition qu’il y ait des écrevisses pour me donner soif.
Et Magali s’assit tranquillement, avec cette indifférence de la professionnelle qui accomplit son devoir sans enthousiasme. Pourtant, comme Pontaives, stupéfait de se sentir presque trembler, la regardait en silence, elle ajouta:
– Vous êtes gentil de m’inviter. J’allais me coucher. Les hommes me dégoûtent ce soir…
Cette amère et brutale sortie, le ton de morne indifférence, l’avidité avec laquelle elle vida coup sur coup les verres de Pontaives et de Ségalens formaient un étrange contraste avec la joliesse de cette figure délicate.
– Pourtant, fit Pontaives d’une voix où Ségalens surprit une sorte de tremblement imperceptible, pourtant, jolie comme vous l’êtes…
– Jolie? interrompit la jeune femme. Pas de boniment, mon cher monsieur, ou je m’en vais… Je vous dit que les hommes me dégoûtent ce soir…
Et elle commença à fourrager dans le buisson d’écrevisses qu’on venait de déposer sur la table.
– Madame ne croit pas à l’amour, dit Ségalens. Elle a bien raison. Je connais une pauvre fille, belle, sage, qui sans doute eût été heureuse si elle n’avait eu la mauvaise chance de rencontrer un homme qui…
– Qui l’a plaquée après lui avoir juré toute sorte d’amour, dit Magali. On connaît ça. C’est notre histoire à toutes. Ma foi, non, je ne crois pas à l’amour. Et puis, quand j’y croirais…
Nous devons dire que si Ségalens connaissait Magali, tout au moins de vue et pour avoir entendu raconter son aventure, Magali ne le connaissait nullement.
– Alors, vous, reprit-elle en fixant Pontaives, vous y croyez à l’amour?
– Quelquefois… ce soir, par exemple.
Et vous? ajouta-t-elle, en se tournant vers Ségalens.
– Toujours.
– Toujours! murmura-t-elle. Toujours… jamais! Pile ou face! Il y en a à qui ça réussit. Il y en a qui y trouvent la mort. Chacun son lot. Moi, je n’ai pas gagné à la grande loterie!
Elle buvait coup sur coup, et ses yeux commençaient à devenir hagards.
– Et encore, ajouta-t-elle, je n’ai pas à me plaindre. J’ai eu de la chance. Je suis tombée tout de suite sur un type qui me fait cinquante louis par mois… et qui n’est pas gênant.
Pontaives sentit son cœur se serrer.
Magali se mit à rire du rire épais de l’ivresse et pourtant elle demeurait jolie à ravir, d’une instinctive élégance. Ségalens la considérait avec une indicible tristesse.
– Ah! mais dites donc, s’écria Magali, vous n’êtes pas d’une gaieté folle, tous deux!
– Et vous! dit Ségalens, osez donc dire que vous êtes gaie! Voulez-vous que je vous dise? vous n’êtes pas taillée pour ce que vous faites. Vous regretterez le temps où vous ourliez à la machine des douzaines et des douzaines de mouchoirs pour un patron qui vous payait mal. Car, alors, vous aviez encore des illusions. Et ce sont ces illusions perdues qui mettent une aube de rêve dans vos jolis yeux. Pauvre petite, vous voudriez aimer encore…
Magali avait un instant baissé la tête. Son sein s’était oppressé. Mais tout à coup un éclair jaillit de ses yeux, et, d’une voix presque rude:
– Vous vous trompez, dit-elle. J’aime la richesse, j’aime le luxe, voilà tout. J’adorerais avoir des bijoux. Je voudrais mon petit hôtel et ce qui s’ensuit. Voilà mon ambition.
Tout bas, elle ajouta:
– Malheur au premier millionnaire qui me tombera sous la main!
– Voulez-vous me permettre de venir vous voir? demanda brusquement Pontaives.
– Tant que vous voudrez, fit-elle tranquillement. Rue du Helder, 139. Excepté les lundis et vendredis. Bonsoir, monsieur, je vais me coucher… toute seule! ajouta-t-elle avec un sourire à l’adresse de Pontaives.
Elle se leva en reculant sa chaise.
À ce moment, un homme qui venait d’entrer passait lentement prés d’elle, un homme aux cheveux noirs luisants, à la cravate éclatante, aux doigts ornés de bagues.
La chaise le heurta.
– Tu ne peux donc pas faire attention! gronda l’homme.
– Insolent! fit Ségalens debout au même instant.
– Qu’est-ce qui vous prend, vous? fit le rasta.
– Vous tutoyez une femme qui est avec nous, et je dis que vous êtes un grossier personnage, dit Ségalens.
Pontaives, agité de sentiments confus, pâle et nerveux sans savoir pourquoi, demeurait à sa place, étourdi, non pas de l’incident banal, mais de ce qu’il éprouvait.
– Fichez-moi donc la paix, refit le rasta. Je tutoie Magali parce que j’ai couché avec elle… Et puis, si ça ne vous plaît pas, mon petit monsieur…
L’homme leva la main en ricanant.
Mais il n’eut pas le temps d’achever le geste. D’un mouvement rapide, Ségalens se porta en avant et, d’une main, saisit l’homme à la gorge, tandis que, de l’autre, il l’empoignait en pleine poitrine. D’une violente saccade, il poussa l’homme vers la porte… En quelques pas, ce groupe eut atteint la porte du café, qu’un garçon s’empressait d’ouvrir.
Le rasta roula sur le trottoir, et, ramassant son chapeau, il se releva en bégayant:
– Vous aurez de mes nouvelles!…
Laissant le rasta, blême de rage s’éloigner en grognant des menaces, Ségalens rentra paisiblement dans le restaurant où il devint le point de mire de tous les regards.
– Monsieur, lui murmura Magali, je ne suis qu’une pauvre fille. Ce qu’il y a d’atroce, voyez-vous, c’est l’insulte de l’homme. Nous vivons dans l’insulte, nous autres. Je voudrais pouvoir vous remercier… mais comment? Oh! si le hasard voulait que vous eussiez besoin de moi!… S’il y avait au monde un service que je puisse vous rendre!…
Elle tremblait! Des larmes brillaient au bord de ses cils.
Elle baissa les yeux.
– Mais sans doute que je vous offense en vous disant que vous pourriez jamais avoir besoin de moi!…
– Non, mademoiselle, fit doucement Ségalens, vous ne m’offensez pas, vous me faites plaisir, voilà tout.
– Bien vrai!… Vous ne me méprisez donc pas, vous?
– Et pourquoi donc?… Mais j’y pense! fit-il tout à coup en se frappant le front. Oui, il y a peut-être un service que vous pourriez me rendre…
– Oh! si cela était! murmura ardemment Magali.
– Ma foi, tenez! service pour service, nous serons quittes. Pourriez-vous pendant quelques jours donner l’hospitalité à un malheureux homme digne de pitié, je vous assure. Il est chez moi. Il a voulu se tuer… par misère, sans doute. Il en est réchappé par miracle. Or, cet homme, ce malheureux, mademoiselle, a besoin de se cacher quelque temps… jusqu’à ce que je lui aie trouvé quelque part en province une occupation qui le fasse vivre. Chez moi, il est aussi peu caché que possible… et, en outre, je ne sais trop pourquoi, il est inquiet et sombre au delà de toute expression… il écoute, il tremble…, il semble redouter je ne sais quel voisinage…
– Où est-ce, chez vous? demanda Magali.
– Faubourg Saint-Honoré, fit Ségalens avec un sourire.
– Et cet homme, comment s’appelle-t-il?
– Je l’ignore. C’est un malheureux, voilà tout. Il n’a pas de nom. Il est le Malheur, et vous serez la Pitié. Voulez-vous?
– Si je veux! s’écria Magali rayonnante. Vous pouvez me croire. Tout ce que vous me dites me met au cœur une joie et un orgueil que je ne connaissais plus depuis longtemps.
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