Alors, ce fut au tour de Jean Nib de parler, de confirmer le récit de Lise et de raconter comment il s’était reconnu le fils d’Hubert, le frère de Valentine et de Gérard.
Quant à Rose-de-Corail, en apprenant que Jean Nib était millionnaire, elle l’étreignit longuement en murmurant à son oreille:
– Je le savais bien, mon homme, que nous finirions par la… par la richesse, d’une manière ou d’une autre! Mais qui sait si nous serons toujours aussi heureux?…
– Oui! répondit Edmond d’Anguerrand en lui rendant étreinte pour étreinte, car, pour toi, je serai toujours Jean Nib, et toi, même quand tu porteras le nom d’Anguerrand, tu seras toujours Rose-de-Corail!…
À ce moment, Marie Charmant causait dans un angle avec Ségalens.
Ils se tenaient par la main. Que se disaient-ils?… Avec les lèvres, des choses insignifiantes peut-être; mais leurs yeux proclamaient clairement que, de ce côté-là, naissait un bonheur sans mélange.
Enfin, vers huit heures et demie du matin, Jean Nib et Ségalens prirent une grande résolution.
Jean Nib s’approcha alors de Lise, lui prit les deux mains et lui dit:
– Ma pauvre petite sœur… je vous appelle ainsi, car vous êtes de la famille… vous allez rester là bien sage… Ayez confiance en moi… Ce n’est pas à vous d’aller trouver Gérard, c’est à lui de venir… Je vais aller le chercher; dans une heure il sera ici… Allons, n’ayez pas des yeux égarés comme ça… je me charge de réconcilier Gérard avec mon père, et vous aussi vous serez heureuse… heureuse près de nous… heureuse près d’une femme qui nous a fait beaucoup de mal à tous… mais à laquelle nous pardonnons tous… La Veuve!… car La Veuve, c’est Jeanne Mareil!…
– Ma mère! murmura Lise avec un étrange accent.
Elle ne semblait pas surprise. Pourtant un profond tressaillement l’avait secouée jusqu’au fond de l’être. Et cette insensibilité apparente avait fait frissonner Ségalens.
Mais un frisson d’ineffable pitié faisait frémir son cœur. Mais dans ses yeux de douceur infinie, de douleur résignée, de sacrifice pur, s’éveillait peu à peu une flamme étrange que Ségalens fut seul à observer. Il s’approcha de Lise et lui dit doucement:
– Cette femme… La Veuve… vous a fait bien souffrir…
– Elle a souffert plus que moi, dit Lise enfin, d’une voix tremblante.
– Oui… je comprends… c’est votre mère… mais… je voudrais dire… bien sûr, vous faites bien en lui pardonnant, vous êtes une de ces âmes d’exception qui ont des ailes pour s’élever au-dessus des sentiments qui nous agitent… mais voyons… il faut ici du calme…
– Je n’ai rien à pardonner à ma mère, dit Lise d’un accent qui s’exaltait de plus en plus. Je veux la voir, voilà tout!… Misérable fille que je suis, je n’ai pas deviné que ce visage ravagé par la douleur était celui de ma mère, que ces yeux brûlés de fièvre étaient les yeux de ma mère! Ô ma mère, sois tranquille, ajouta-t-elle, en serrant ses mains pâles l’une contre l’autre, si un être au monde peut entreprendre de te consoler, ce sera ta fille… si une vie de tendresse peut suffire à te faire oublier, j’y consacrerai ma vie… Où est-elle? reprit Lise tout à coup en s’adressant à Jean Nib, presque rudement.
– Je réponds de tout, dit Jean Nib. Je réponds de Jeanne Mareil et de Gérard. Le temps de passer avenue de Villiers et de courir chez Tricot…
Lise fit un morne signe d’acquiescement et se renversa dans son fauteuil, à demi évanouie.
Pendant que Rose-de-Corail prodiguait des soins à la jeune fille, Jean Nib eut un rapide entretien avec Ségalens et Marie Charmant.
– C’est bien votre avis, n’est-ce pas, qu’avant toutes choses, je dois amener ici La Veuve et Gérard?
– Certes!…
– Bon. Je serai de retour vers midi. Et alors nous nous rendrons rue de Babylone, chez… notre père.
Marie Charmant frémit à la pensée de retrouver son père, et Ségalens à la pensée que, dans quelques heures, Valentine serait officiellement sa fiancée…
Jean Nib se dirigeait vers la chambre à coucher pour quitter son costume de rôdeur. À ce moment, on sonna à la porte. Tous tressaillirent. Dans la situation d’esprit où ils se trouvaient, le moindre incident ébranlait fortement leurs nerfs.
– Ce n’est rien! se hâta de crier Ségalens qui avait été ouvrir.
Ce n’était rien en effet: les journaux que le concierge lui montait à l’heure habituelle. Il déchira la bande de l’ Informateur qu’il déplia… À cet instant, il devint livide. Voici ce qu’il venait de lire en titre d’une colonne:
UN CRIME
ASSASSINAT DU BARON D’ANGUERRAND.
– ARRESTATION DE LA COUPABLE. -
HISTOIRE TRAGIQUE DE «LA VEUVE»,
RECÉLEUSE, VOLEUSE ET MEURTRIÈRE.
LXXIII LA VEUVE GUILLOTINÉE
Il était cinq heures du soir. Dans le sombre corridor de la maison des fous, un médecin, plusieurs gardiens prêts à intervenir… Puis Anatole Ségalens, et Lise qui marche d’un pas ferme, soutenue par l’énergie étrange qui parfois galvanise les agonisants…
– Attention, mademoiselle, murmure le médecin. Tenez-vous bien sur vos gardes. Un mot, un seul, peut déchaîner une crise de fureur… Ouvrez, gardien!
Un des gardiens ouvre la porte d’une cellule, et Lise rentre…
Les autres se tiennent près de la porte entr’ouverte, tout prêts à entrer…
Lise est entrée… Lise est en présence de La Veuve… Lise est chez Jeanne Mareil, chez sa mère…!
* * * * *
Ce furent des heures terribles que celles vécues par Ségalens dans cette journée employée à obtenir un permis de visite. De la rue Saint-Honoré au Dépôt, puis à la préfecture de police, puis au ministère de la Justice, dans les couloirs où il fallut stationner, dans les bureaux où il fut admis, Lise ne le quitta pas une minute. Elle semblait calme. Elle ne pleurait pas. Son visage s’était comme pétrifié. Elle avait des gestes raides. Pour tous les encouragements de Ségalens, pour toutes les objections des bureaucrates, elle n’avait qu’une réponse, toujours la même:
– Je veux voir ma mère!…
Il se trouva enfin au ministère de la Justice un chef de division qui donna à Ségalens, un mot pour le médecin en chef de Sainte-Anne, où, quelques heures après son arrestation, La Veuve avait été transportée.
Il se trouva ensuite que ce médecin en chef eut l’idée que peut-être une entrevue de Jeanne Mareil avec sa fille pouvait déterminer une crise salutaire. Ce docteur se résolut à en faire l’expérience. Il prit aussitôt les dispositions nécessaires et indiqua nettement à Lise ce qu’elle devait dire et ne pas dire.
* * * * *
Lise, en entrant, se vit dans une cellule spacieuse, bien aérée, meublée d’un lit d’hôpital et de divers menus meubles.
C’était la cellule d’observation.
En face, se trouvait la cellule des furieux, et, le cas échéant, La Veuve n’avait que le couloir à passer pour y être enfermée.
Du premier coup d’œil, Lise vit sa mère.
Elle était assise au bord du lit, les mains jointes, murmurant de vagues paroles. Après la crise de fureur qui s’était déclarée à l’infirmerie du Dépôt, une réaction s’était produite et la folle semblait en somme assez calme.
Avidement, Lise contempla ces traits flétris, cette physionomie dont elle avait eu peur et qui, maintenant, ne lui inspirait plus qu’une pitié sans bornes.
Elle s’approcha, saisit les mains de sa mère, et, se courbant, déposa sur ses doigts qui avaient failli l’étrangler un long baiser sans larmes. Car Lise ne pleurait pas. Elle eût tout donné au monde pour pouvoir pleurer. Mais voilà, les larmes viennent quand elles veulent… Lise eût voulu parler aussi. Il y avait tant de choses dans son cœur! Oh! si seulement elle avait pu prononcer quelques mots!… Elle sentait que cela l’eût sauvée d’elle ne savait quoi d’atroce. Mais il lui eût été impossible, seulement, de murmurer ce mot qui retentissait au fond de son être:
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