Cet objet, c’était un œil-de-bœuf, une de ces vulgaires horloges comme il y en a dans les galeries du Dépôt, section des femmes.
Et l’horloge marquait six heures et demie!…
* * * * *
– Emmenez cette femme dans la cellule capitonnée, dit le médecin qui, seul, comprit, et qui, entre ses dents, ajouta: À défaut de l’heure, le jour qu’il fait dans la galerie eût instruit cette malheureuse… Quel drame! quel affreux drame!
La Veuve fut enfermée dans la cellule du Dépôt réservée aux aliénés; car le médecin supposait qu’au réveil la crise se déchaînerait plus violente que jamais.
La Merluche qui avait aperçu Zizi dans la maison de Tricot, curieux et peu malin était entré afin de parler à son camarade. Mais Tricot jugea prudent de le garder et l’enferma avec Zizi, craignant que le gamin n’aille colporter des histoires qui intéresseraient peut-être trop la police.
Tous les jours à midi, Tricot apportait la pitance de ses prisonniers, maigre pitance du pain et de l’eau.
La Merluche, vautré sur le lit, se désolait et pleurnichait, Zizi lui disait:
– De quoi te plains-tu? Moi, il y a des temps que je me rappelle plus le goût des frites. Veinard, va!… Alors, comme ça, t’en as bouffé deux cornets à toi seul, et t’as pas songé seulement à m’en apporter un!
– Est-ce que je savais! gémit La Merluche. Ah! si j’avais su!…
– Tu m’en aurais apporté?…
– Non! je serais pas venu… pas si bête!…
– Voilà bien l’amitié! dit Zizi, qui haussa les épaules et, les mains dans les poches, se mit à parcourir la pièce en songeant au malheur d’être privé de frites peut-être à perpétuité.
Tricot, donc, entra vers midi, avec une cruche et un pain qu’il déposa sur la table en disant:
– Voilà, mes enfants. Allons, prenez patience. Encore un jour ou deux, et on vous ouvrira la cage.
– Oui, grogna La Merluche, et vous verrez ce que ça vous coûtera de m’avoir séquestré…
Tricot garda son immuable sourire, mais Zizi surprit dans son regard une petite flamme sinistre.
– L’idiot va nous faire assassiner, songea-t-il. L’écoutez pas, m’sieu Tricot. Y dira rien! ni moi non plus! D’abord faut que vous sachiez une chose: nous avons tout à perdre à fourrer la rousse dans nos affaires. Ensuite, on est un peu de la pègre; pas de danger qu’on casse du sucre. Vous nous avez pincés… c’est embêtant, j’dis pas; mais une fois dehors, ça sera oublié, ça c’est juré!
Tricot souriait toujours.
– Dites donc, m’sieu Tricot, reprit Zizi, persuadé qu’il l’avait convaincu, mon copain Merluche vous a-t-y pas bazardé une boîte de couverts en argent? Ça vaut trois mille balles que vous avez dit…
– Oui, mon garçon, fit doucement Tricot. Et les trois mille francs, je vous les remettrai quand vous sortirez d’ici, comme de juste. Car, ici, ça ne vous servirait à rien. L’argent est tout prêt; moitié pour chacun.
Cette facilité épouvanta Zizi qui, dès lors, comprit que Tricot était résolu à les faire disparaître .
Quant à La Merluche, il s’était redressé, l’oreille tendue. La perspective des quinze cents francs lui faisait oublier le reste, et même la juste colère de son père l’agent.
– Allons, dit Tricot en se dirigeant vers la porte, soyez sages; peut-être que ce soir on vous ramènera à vos père et mère…
Parole effroyable, que le bandit receleur prononça d’un air de grande douceur.
Zizi l’arrêta par le bras.
– M’sieu Tricot, j’ai quelque chose à vous demander…
– Demande, mon garçon, je suis ici pour vous servir, pas pour autre chose.
– Eh bien! écoutez. Le pain, c’est bon. L’eau, c’est excellent. Mais à la longue, ça devient fastidieux. Est-ce qu’y aurait pas moyen de changer un peu l’ordinaire? Tenez, j’vas vous proposer un marché… Vous nous devez trois mille balles, n’est-ce pas?
– Certainement. Et après?
– Eh bien! je vous achète pour trois mille francs de frites.
Tricot cessa de sourire et se demanda où le gamin voulait en venir.
– Ah! mais non! s’écria La Merluche.
– Pose ta chique, toi! dit Zizi. M’sieu Tricot, écoutez-moi. L’argent, on saurait pas quoi en faire. On risque trop, voyez-vous. Tandis que des frites… y a pas de mal à bouffer des frites; c’est pas défendu; c’est pas dans la loi, ou du moins ça y est pas encore… Eh bien! voilà: vous nous apporteriez un sac de pommes de terre…
– Mais puisqu’on s’en va ce soir, qu’on t’dit! grinça La Merluche.
– Et si j’veux pas m’en aller, moi!… s’écria Zizi, qui fut certainement admirable en cette occasion. On est bien ici! M’sieu Tricot veut me garder un mois, ça me botte, vu que la rousse est à mes trousses et que je serai nulle part aussi bien caché qu’ici!
Tricot tressaillit et commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être se défaire de ses deux prisonniers sans en venir à de dangereuses extrémités. La Merluche se lamentait. Zizi s’essuyait le front. Car ses dernières paroles constituaient une de ces trouvailles géniales qu’inspire seul le désespoir, et la sueur inondait son visage.
– Donc, reprit-il, pour trois mille balles, vous nous aboulez un sac de pommes de terre, une poêle, un bon kilo de friture bien blanche et de quoi faire du feu. J’oubliais: je veux aussi un paquet de cartes. Avec des frites et des cartes, je reste un an, si vous voulez!… Ça va-t-y?
– Ça va! dit Tricot.
Le bandit était persuadé maintenant que Zizi parlait en toute sincérité. Il se retira en songeant:
«Pour celui-là, ça va tout seul. Jamais il ne dira un mot. Mais l’autre m’inquiète. Il est plus fouinard. Tant pis pour lui S’il faut saigner, je saigne… mais j’aimerais autant que ça s’arrange à la douce.» Une demi-heure plus tard, Zizi et La Merluche se trouvaient munis de tout ce qu’il faut pour faire des frites et pour faire du feu; de plus, ils avaient un paquet de cartes; en outre, Tricot leur avait apporté deux litres de vin que Zizi avait reçus avec des acclamations enthousiastes, tandis que La Merluche grognait:
– C’est égal, c’est un peu chéro, tout de même!
Sans se préoccuper des lamentations de son camarade, Zizi allumait le feu dans la cheminée, et songeait:
– Maintenant, Tricot est sûr que j’pense pas plus à m’esbigner qu’à m’fiche à l’eau. Avant qu’il se décide tout à fait à nous estourbir, il se passera bien une quinzaine… D’ici quinze jours, j’aurai trouvé le moyen de filer, ou je n’suis qu’une gourde comme Merluchard!…
Bientôt les frites furent prêtes, et les deux compères s’attablèrent, oubliant sincèrement l’un les idées qui le tourmentaient, l’autre les suites désastreuses de l’aventure.
– Épatant! disait Zizi.
– Jamais j’en ai mangé d’pareilles! ajoutait La Merluche.
Ce repas, qui était pour eux le comble de la bonne chère, ayant été dignement couronné par un verre de vin, ils se mirent à jouer aux cartes.
– À quoi qu’on va jouer? demanda la Merluche.
– À bataille , pardi! C’est l’jeu le plus rupin; et d’ailleurs, j’en connais pas d’autre. Et toi?
– Moi non plus… Et puis, c’est amusant, presque autant que le bouchon et les billes.
C’est ainsi que s’écoulèrent deux ou trois jours. La Merluche et Zizi jouaient aux cartes et mangeaient des frites. La Merluche commençait à concevoir une existence où il passerait le temps à jouer à bataille et à éplucher des pommes de terre. D’abord, sa paresse invétérée y trouvait son compte. Et puis, cela l’éloignait du moment fatal où il se retrouverait en présence de son père, et que ce moment fût reculé jusqu’à des époques vagues et lointaines, c’était tout ce qu’il pouvait souhaiter de mieux.
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